OKéANOS

Episode 13

HYT KOULADYB / Pierre PAÏEN

OKéANOS

4. Fondations.

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IMAGES

BANDE-SON

Il avait semblé au Docteur PAÏEN que le moyen le plus efficace de démontrer à Monsieur KOULADYB l’impossibilité pratique de sa requête - être connecté à l’ONIROSCOPE - était encore de le mener devant le Professeur MOREAU. Ils avaient traversé ensemble les couloirs de neurochirurgie, avaient poussé les double portes de sécurité les séparant du couloir psychiatrique, section des cellules individuelles, et s’étaient arrêtés devant la vitre sans tain de la chambre 66, où était maintenu en sécurité contrôlée ce qu’il restait du brillant André MOREAU.

Le corps était prostré dans un coin de la chambre capitonnée, bavant, le regard hagard. Comme c’était l’heure rouge, on allait pas tarder à lui prodiguer ses soins sanitaires - il avait fait sous lui, et la flaque maronnâsse prenait des allures de test de Rorschach. C’était un spectacle dégoûtant pour qui n’était pas un habitué des hôpitaux psychiatriques, mais pour PAÏEN, le dégoût était ici insurmontable : il avait connu, travaillé, sympathisé avec le Professeur MOREAU, et, c’était maintenant pour lui comme voir un cadavre en animation suspendue, un de ces zombies des films de Georges ROMERO.

KOULADYB observait le Professeur sans sembler véritablement comprendre de qui il s’agissait. PAÏEN chercha à ne pas le froisser tout en le mettant en garde contre les dangers de l’ONIROSCOPE. « Vous ne voudriez pas ressembler à ceci, je suppose, Monsieur KOULADYB. Avec le cas du Professeur, nous sommes dans une impasse. La seule expérience menée à son terme a été une catastrophe, et nous n’accepterons pas d’augmenter le nombre de victimes. La science a ses limites, éthiques s’entend, et je pense qu’il m’est inutile d’insister d’avantage pour que vous renonciez à essayer l’appareil. »

Hyt KOULADYB avait la fâcheuse habitude de toujours vouloir avoir le dernier mot. « Comment expliquez-vous l’état du Professeur, Docteur PAÏEN? En quoi consistait l’expérience exacte? Vous lui avez fait un lavage de cerveau?

- J’aimerais tout d’abord savoir ce que vous a dit le Professeur sur l’ONIROSCOPE, Monsieur KOULADYB. A notre grand désarroi, le Professeur a conservé par devers lui toute sa connaissance du projet, qui était principalement le sien, et le moindre indice pourrait nous être très utile... »

KOULADYB pensa que le Docteur jouait au plus malin, et qu’il ne lui répondrait qu’en troquant ses informations. Je vais devoir baratiner comme jamais, me servir du peu que j’ai déduit pour voir cet appareil, prêcher le faux pour savoir le vrai...

« Lorsque j’ai pris contact par téléphone avec le Professeur pour qu’il établisse un diagnostic de mes migraines, il m’a avoué travailler sur un projet qui révolutionnerait la science moderne, principalement la psychiatrie. Il était très excité à l’idée de me rencontrer, et de me faire part des applications possibles de l’ONIROSCOPE, ainsi qu’il appelait son appareil ou son projet. Il m’avait parlé de vous, Docteur PAÏEN, comme étant son assistant. Aussi, lorsque je suis arrivé à la Clinique hier, et qu’on m’eut annoncé l’attaque d’ordre neural du Professeur, j’étais prêt à vous rencontrer, mais... »

PAÏEN nota que la mine de KOULADYB s’assombrit tout soudain. « Mais?

- Mais l’arrivée inopportune de ces journalistes m’a contraint de quitter prématurément l’établissement. J’étais en colère, je ne vous le cache pas, mais je comptais bien sur l’efficacité légendaire de l’Université Clinique de HOUBLON pour rattraper le tir. Je sais à présent, grâce à vous Docteur, à quoi étaient dues mes migraines. Je suppose que votre ONIROSCOPE sera des plus performants pour me confronter directement à ce que j’ai si longtemps refoulé. Et pour ce qui est du Professeur, vous êtes-vous posé la question de son état mental d’AVANT l’expérience ? »

PAÏEN savait qu’il y avait là un « hic ». MOREAU s’était constitué un cauchemar vraiment personnel et pour lui terrible. Vouloir s’y confronter dans un cadre scientifique n’était tout de même pas très sain… L’insistance de KOULADYB l’agaçait. Je sentais bien qu’il ne s’agissait pas que d’une visite médicale. Si je me plie à ses volontés, il risque de s’écrouler, le vieux Chêne...

« Très bien, Monsieur KOULADYB. Nous allons vous soumettre à l’ONIROSCOPE. Mais vous allez devoir signer une décharge, déclinant toute responsabilité de notre établissement s’il vous arrivait malheur. Car l’expérience est loin d’être simple. La procédure est longue, contraignante, et très éprouvante. » Il désigna le Professeur MOREAU en guise d’illustration. « Je serai désolé de perdre un esprit aussi brillant que le vôtre. C’est pourquoi je vous pose la question différemment, Monsieur KOULADYB. Pensez-vous être suffisamment solide pour pouvoir affronter comme si vous la viviez votre peur la plus viscérale ?

- Ma peur ?... » hasarda KOULADYB. PAÏEN pensa gagner la partie de bras de fer. Il va renoncer, j’en étais sûr. C’est le moment d’enfoncer le clou. « Oui, Monsieur. Votre peur. L’intérêt de l’expérience est de visualiser sur écran les images de votre rêve, avec les sons et les odeurs, ainsi que les codes tactiles. Nous avons élaborés une interface CBI réorganisant le songe en, comment dire, une sorte de film. Mais le problème est qu’il faut que votre esprit soit soumis à de très fortes émotions pour qu’il en ressorte quelque chose d’intelligible. Et, jusqu’à présent, seule l’émotion de la peur nous a apporté suffisamment d’énergie.

- Vous voulez dire que le Professeur MOREAU a affronté en songe sa peur la plus profonde ?

- Tout a fait, Monsieur. Et vous pouvez juger le résultat. Mais qu’à cela ne tienne, je vais préparer une décharge, et nous allons commencer à élaborer votre trame de cauchemar personnelle. C’est un travail assez long, plusieurs jours sans doute avant d’être opérationnel, mais je suppose que vous voudrez aller jusqu’au bout. Ah, et il y a autre chose, Monsieur. Pour la décharge... J’ai besoin d’un témoin au moment de votre signature. »

PAÏEN était certain qu’après cela, KOULADYB reculerait immanquablement. C’était mal connaître l’architecte qui se mit à rire aux éclats. « La peur ? ! Vous autres, scientifiques, n’hésiteriez pas à vous exposer à la Bombe pour prouver qu’elle tue. Je pense que vous avez fait fausse route depuis le début, le Professeur MOREAU et vous. La peur ! (Son rire était vexant). A quoi vous sert-il d’exposer mes œuvres complètes dans votre bureau, Docteur, si vous ne les étudiez pas? Vous n’avez donc jamais étudié les rêves lucides? »

 

Cette technique était développée dans « Initiation à l’Intelligence Active, mieux vivre et mieux connaître son être intérieur » (1986). Le rêve lucide était à la base du concept que KOULADYB avait développé durant les années ‘80, avant la guerre contre le BENAKISHMOUR, à l’usage des cadres et bureaucrates occidentaux, et était enseigné au compte-gouttes lors des cycles de conférences de la FONDATION DANSTLINGER. Le présupposé de base reposait sur les bases d’un Bouddhisme européanisé, et tenait en ces mots: « Ce que je peux en pensée, je le peux en réalité ». Les exercices de base tendaient tous à développer l’imagination, à préciser les images mentales et renforcer la mémoire, visuelle, olfactive, tactile, émotionnelle. Très vite, KOULADYB s’était aperçu que de telles techniques s’assimilaient principalement durant le sommeil, et que la plupart des responsables politiques et administratifs souffraient justement de troubles en ce domaine, ce qui ralentissait leur apprentissage et leurs facultés d’adaptation. Pour Hyt KOULADYB, la qualité du sommeil était préférable à sa quantité. Il prolongea ses recherches en ce sens, et étendit cet esprit d’efficience cher aux entrepreneurs à l’utilisation « activement intelligente » du rêve. Déjà grandement développé quant à ses techniques dans les ouvrages de Carlos BASTANEDA, le « rêve lucide » permettait au rêveur de conserver une part de conscience éveillée durant le sommeil, et d’assister à ses rêves tout en sachant qu’ils en étaient. Cela donnait au rêveur un contrôle quasi total sur la trame du songe. Qu’il désire voler, il volait. Qu’il veuille assister à une procession d’éléphants sur le sol de Mars, et l’on défilait sous ses yeux. Mais là où Hyt KOULADYB s’était rendu Maître de sa technique, c’était dans le dialogue direct avec l’inconscient. Il ne créait pas consciemment ses songes, mais parvenait à les explorer lucidement comme s’ils étaient réels.

C’est ainsi qu’il déjoua les réticences du docteur PAÏEN à utiliser la machine. « Sans doute êtes-vous incapable de rêve lucide Docteur PAÏEN, malgré la fulgurance de vos intuitions scientifiques. Je crois que j’ai le moyen de nous faire gagner un temps précieux, un temps FOU, ah ah ! Et pour ce qui est d’un témoin pour votre foutue décharge, et bien voyons, quelle heure est-il? »

 

Sam, le chauffeur qui avait conduit Hyt KOULADYB à la Clinique attendait toujours dans le Parc, devant l’entrée du Hall, assis nonchalamment sur le capot de sa voiture de Maître, quand il vit arriver à pied un homme à l’embonpoint certain, vêtu d’un costume bleu foncé, qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir très souvent conduit dans les rues de HOUBLON. Les grosses huiles se sont données rendez-vous, voilà Monsieur Xavier ILTCHINE, l’Administrateur de l’antenne locale de la FONDATION DANSTLINGER. Est-il venu retrouver KOULADYB ou est-ce un pur hasard ? Sam le regarda passer, entrer dans le Hall et s’installer dans le secteur d’attente. Peut-être que le Docteur PAÏEN aimerait savoir que l’un des principaux sponsors de la Clinique est arrivé ; peut-être est-il déjà au courant. Après tout, ce n’est pas à moi de prendre ces initiatives, mais si d’aventure on me remet sur le dos la présence des journalistes d’hier, j’aurais démontré ma meilleure volonté. Sam le chauffeur pénétra à son tour dans le Hall, se dirigea vers le bureau d’accueil, et demanda à Betty la secrétaire que Max, aux transmissions, informe le service du Docteur PAÏEN de l’arrivée d’ILTCHINE. Betty se pencha négligemment par dessus son comptoir pour dévisager l’influent personnage, qui semblait fixer quelque chose du côté du petit kiosque à journaux de l’Espace Fumeurs. « Vous êtes sûr qu’il s’agit de Monsieur ILTCHINE ? Je le voyais moins gros... » Sam restait convaincu, et se rappela même qu’ILTCHINE suait tellement qu’il laissait toujours une empreinte humide sur les sièges de son véhicule. L’homme s’épongea effectivement le front en se levant, et sembla ne pas remarquer qu’on le surveillait depuis le comptoir d’accueil. « Prévenez Max, je vous dis, surenchérit Sam. On dirait que quelque chose ne tourne pas rond. » Et tandis que la secrétaire tapait sur son clavier un communiqué à l’intention du bureau des transmissions, le gros homme acheta un magazine et se mit à le feuilleter rageusement.

Max, devant son écran, s’amusait à faire défiler une série de clichés pornographiques quand le signal d’une communication l’interrompit. Monsieur Xavier ILTCHINE, Administrateur de la FONDATION DANSTLINGER, est arrivé, Hall côté Parc. Prévenir le service du Docteur PAÏEN. Max jura, débrancha son programme de visionnage 3D et s’apprêta à transmettre quand un autre signal retentit. Il émanait de PAÏEN lui-même, qui demandait qu’on s’informe sur la présence éventuelle de Monsieur ILTCHINE, Hall côté Parc. La procédure fut ainsi plus simple pour Max, qui se contenta d’envoyer le signal confirmé, mais cela ne l’empêcha pas de penser que sa tâche lui semblait de plus en plus ridicule au sein d’une telle équipe de paranoïaques, toujours plus alertes à s’informer que de se soucier de son confort moral. Il remit en route le 3D Sexshop& en jurant qu’on ne l’y reprendrait plus.

PAÏEN douta que Monsieur ILTCHINE fut bel et bien arrivé tant la confirmation fut rapide, ce qui n’était pas dans les habitudes de Max. Il sourit à Hyt KOULADYB, en pensant que ce n’était décidément pas son jour. Tout va se passer trop vite, ILTCHINE va signer sans réfléchir, et KOULADYB va se retrouver devant une machine qui ne pourra faire apparaître que des mandalas psychédéliques en guise d’images mentales refoulées. On va me taxer d’escroc, et c’est toute l’Université Clinique qui va en pâtir. Même la Commission Financière va pouvoir me faire porter le chapeau, avec le témoignage de Max en prime sur la diffusion d’infos secrètes, et je pourrai dire adieu à ma carrière... « Monsieur ILTCHINE est effectivement arrivé, Monsieur KOULADYB. Dois-je le faire convoquer?

- Bien entendu. Faites-le accompagner à la Salle de l’ONIROSCOPE, où je souhaite que nous allions dès maintenant. Votre décharge est prête ? »

 

Ils eurent largement le temps d’entrer dans l’aile d’expérimentations avant que Xavier ILTCHINE ne les y rejoigne, Max ayant sciemment pris plus de temps que nécessaire pour faire entendre l’annonce synthétique dans le Hall d’Accueil. Une hôtesse dont c’était la fonction vînt aux devants d’un ILTCHINE un peu interdit, vaguement inquiet de ce que pourrait lui dire Monsieur KOULADYB dans l’aile d’expérimentations de la Clinique. Il replia consciencieusement le nouveau numéro du « All Stars » consacré à KOULADYB, et de ce fait à la FONDATION DANSTLINGER et tout un empire, il se leva en s’épongeant le front, et suivit la jolie Betty, elles s’appellent toutes Betty, comme chez nous..., jusqu’au troisième étage, section Psy, salle EXP 42.

Xavier ILTCHINE vit, derrière une vitre qui séparait la salle en deux, Hyt KOULADYB signer un papier au Docteur PAÏEN, qu’il reconnaissait pour avoir pu le rencontrer à plusieurs reprises ces trois dernières années. Derrière eux, il vit une sorte de civière reliée à tout un ensemble de capteurs, un gros casque comme celui d’un scanner dominant le tout. De son côté de la vitre, il y avait un gros bloc CBI, relié à un écran noir, un synthétiseur d’odeurs et une bonne demie douzaine de gants Virtuatactils, ainsi qu’une rangée de sièges conformtables. Quand Betty le fit enfin entrer, KOULADYB le reçut chaleureusement. Il n’avait pas cet air fatigué qu’on lui avait donné sur la couverture du All Stars. Il n’a pas dû lire l’article, et c’est à moi que va incomber la tâche de l’en informer.

« Ah, Monsieur ILTCHINE, je suis enchanté de vous revoir. Permettez-moi de vous présenter le Docteur PAÏEN, neurochirurgien, qui s’apprête à me faire subir une des plus grandes expériences de ce Siècle Nouveau, bien qu’il n’en soit pas convaincu. Voudriez-vous bien signer ce document attestant de ma bonne santé mentale d’en ce moment ? Vous voyez, je ne subis aucune contrainte, je ne suis ni ligoté, ni drogué, et je vous ai reconnu. Signez ici, sous la mention « pour témoin », en précisant que vous êtes l’Administrateur de la Fondation sur HOUBLON, les bureaucrates apprécieront. Vous excuserez mon impatience, mais il se peut que nous ayons bien des choses à discuter ensemble après tout cela. Juste le temps d’une petite sieste, une heure tout au plus. Nous sommes d’accord sur le timing, Docteur ?

- Euh... oui, oui, si vous le dites, Monsieur KOULADYB. Je crains que vous ne soyez déçu...

- Tatata ! Assez d’enfantillages ! Installez-moi tout ce bazar, je ne me suis jamais senti aussi disponible qu’aujourd’hui. Votre emploi du temps est le mien, n’est-ce pas Docteur ? »

PAÏEN eut du mal à sourire. Son air était même grave en fixant les diodes sur différents points du crâne de KOULADYB. ILTCHINE n’y comprenait rien, mais savait qu’il se préparait quelque chose qui pouvait être dangereux. Il avait, un peu hésitant, signé la décharge, une décharge dans cette Clinique, c’est du jamais vu !, puis, une fois Hyt KOULADYB installé, avait suivi le Docteur PAÏEN du côté observation. Les lumières étaient éteintes, seule celle de l’écran CBI les éclairait de tons vitreux et gris. Une fois assis sur un siège, ILTCHINE demanda: « Vous pouvez m’expliquer ce que tout cela signifie, Docteur ? J’avoue ne pas bien saisir l’utilité de ma présence ici. Qu’allez vous faire subir à Monsieur KOULADYB ? » PAÏEN nota qu’ILTCHINE disait « KOULADYB » comme on disait Dieu le Père. En temps normal, les fois précédentes où il l’avait rencontré, ILTCHINE était un homme charmant, affable même, mais sa propre inquiétude semblait avoir déteint sur le gros homme. « Monsieur KOULADYB a insisté pour être le second cobaye d’une expérience sur les rêves que je qualifierais de dangereuse. Il n’a rien voulu savoir, et a totalement bousculé le protocole originel en prétendant qu’il arriverait à de meilleurs résultats que le Professeur MOREAU lui-même. Comme j’avais besoin d’un témoin pour la décharge de responsabilité, Monsieur KOULADYB m’a informé que vous deviez l’attendre dans le Hall dès 16 heures, et que vous seriez ce témoin. Je souhaite que tout se passe bien, et j’en viens même à espérer que l’expérience en cours ne donnera rien de bien concluant. Nous lui auront cédé un caprice, auront veillé sur sa sieste comme des surveillants d’école maternelle, et ce sera tout. Mettons notre rencontre improvisée à bon compte, Monsieur ILTCHINE. Quels sont les prochains projets de la FONDATION ?

- Une Bibliothèque Mondiale. Comme toujours sur l’initiative de Monsieur KOULADYB. » ILTCHINE tapota entre eux ses gros doigts boudinés, l’air ennuyé. « Comment pouvez-vous être certain qu’il ne court aucun risque ?

- La procédure de l’expérience a été tronquée de sa part dangereuse et contraignante. » PAÏEN se mit d’avantage à l’aise sur son siège, en fixant l’écran toujours gris de la machine fraîchement reconnectée. Le magazine qu’il avait fourré dans sa poche dépassa légèrement, et ILTCHINE s’en aperçut. « Vous avez lu l’article? » PAÏEN se sentit pris à nouveau en faute. Mais la mine compatissante de Xavier ILTCHINE le soulagea. « J’ai simplement noté qu’on y démontait la réputation de Monsieur KOULADYB point par point, et que l’on fit peu de cas des réelles avancées que ses initiatives nous ont permises à tous. Des journalistes sont venus interroger Monsieur KOULADYB hier ici même, à la Clinique. Je ne sais pas qui a pu les prévenir, moi-même je n’étais pas au courant de sa visite. Je me sens un peu responsable malgré tout, au nom de notre équipe entière.

- Oui, je comprends, Docteur. Réellement. Mais vous savez, cet article m’a tout l’air préparé de longue date. Si des journalistes sont venus rencontrer Monsieur KOULADYB hier, ce ne devait être que pour pouvoir le prendre en photo, comme des Paparazzis. Hyt KOULADYB sortant de la Clinique fondée par ses soins l’air hagard et abattu, voilà une image parlante pour le commun des lecteurs. Vous aviez remarqué qu’il s’agit de la Clinique en fond, sur la couverture ? Cette photo date d’hier, c’est certain. Et cela m’a tout l’air d’un coup monté. Vous avez mis Monsieur KOULADYB au courant de cet article ?

- Je dois vous avouer que non, Monsieur ILTCHINE. J’étais trop gêné. »

 

Un long silence épais se fit entre les deux hommes plongés dans le gris. On pouvait entendre la respiration de l’architecte devenir de plus en plus lente et régulière. Dans quelques minutes, il commencerait à rêver. L’ONIROSCOPE se mettrait en marche pour tout enregistrer, l’interface tenterait de tout organiser au fur et à mesure, mais les émotions compilées seraient trop faibles pour être cohérentes et lisibles. Tout au plus percevrait-on des tâches de couleur et des sons étouffés, des codes d’odeur ou des messages tactiles mal définis, et ce serait tout. Comme lorsque l’équipe du Professeur MOREAU en était aux balbutiements du projet ; à la différence qu’ici, il s’agirait d’un rêve lucide. Pour PAÏEN, cela relevait plus de l’ésotérisme que de la science.

 

Hyt KOULADYB dort à présent paisiblement. Les sons déjà étouffés de la salle d’expérience s’estompent d’avantage. Bientôt, son esprit vogue dans les ténèbres blanches d’un néant de passage. Quand il s’y sent suffisamment enfoncé, il fait l’effort préliminaire de visualiser ses mains, paumes ouvertes sous son regard. C’est une clé très usitée, mais efficace, qui établit la certitude de sa lucidité au rêveur. Immédiatement, il perçoit une sorte de cliquetis régulier. Le songe commence. Une créature à douze pattes métalliques, semblable à une araignée couverte de fourrure mais nullement menaçante, s’avance à sa rencontre. « Qu’es-tu? » demande KOULADYB. « Ton impatience, mon ami. Veux-tu monter sur mon dos ou préfères-tu m’affronter?

- Je t’ai déjà chevauchée bien des fois, impatience. Tu ne m’as jamais trahi de tes yeux d’intuition. Mais vois les autres regards qui nous observent. Autour d’eux se dessinent les électrodiodes de la machine du Professeur comme Hyt les évoque. Aujourd’hui est un grand moment, et le temps n’est plus mon ennemi. Va, suis ta route vers d’autres projets, je ne te hais point. » La créature s’éloigne en cliquetant, laissant place à un sol dallé de bleu foncé. Hyt s’y avance, cherchant la porte qui le mènera à son rêve secret si longtemps refoulé. Il porte sa main droite à son œil droit, fouille dans son orbite pour extirper la douleur maintenant éteinte, et la sent du bout des doigts. Il tire d’un coup sec et l’observe. C’est une petite bille de plomb, où se reflète son visage déformé sur le fond dallé de bleu. Il lui semble que le reflet lui fait une grimace. « Que veux-tu? » demande Hyt. Le grotesque reflet lui sourit en retour: « Non. Que veux-tu, TOI? » « Je désire voir ce songe qui m’a si longtemps été occulté. Tu es la vague idée que j’en ai, mène moi à présent où réside sa Vérité, je suis prêt. » Le reflet fait une parodie de moue. « Tu te crois prêt, sans savoir ce qui t’était caché si longtemps. Tu n’as donc plus peur ? » Et soudain, une gigantesque lame de faux descend du Ciel comme un Pendule d’Edgar POE, frôlant de si près KOULADYB qu’il sent siffler sur son visage un air chargé d’odeurs de charognes. « JE NE CRAINS PAS LA MORT. LA MORT EST LE FERMENT DE LA PEUR. LA PEUR OBLITERE L’ESPRIT. JE NE CRAINS PAS LA PEUR. » se répète-t-il, enseignement 13, verset 15 de sa méthode. Il jauge le retour de la lame sifflante, et se prépare à l’action. Quand la faux est à trois mètres de lui, il lance la boule de plomb qui ricoche alors sur le métal, et des étincelles luisent avant que les deux images ne s’estompent ensemble. Hyt a vaincu une épreuve, et sait qu’il aura désormais libre accès à son rêve enfoui. Mais comme il s’avance de nouveau, le sol dallé de bleu vacille chaotiquement et se morcelle en d’innombrables petits carrés flottants. De l’eau apparaît sous les pieds d’Hyt, montant doucement et inexorablement. Sentant bouger la trame de son rêve, il la devance et plonge devant lui. Il se trouve agréablement bien dans l’eau, et nage tranquillement le temps que toutes les dalles soient englouties. Le haut est devenu ciel, un ciel sombre de soir sur l’Océan Pacifique. Les courants sont lents et chauds, et il se laisse dériver sans résistance pendant de très nombreuses respirations. Lentement, il commence à percevoir sur la ligne d’horizon un navire aux voiles noires et bleues. Hyt redouble d’efforts pour tenter de l’atteindre, quand apparaît dans le Ciel, suspendue et gigantesque, une créature humaine, auréolée comme par la lumière même du Soleil. Dans ses mains, elle tient un encensoir d’or, où brûlent des quantités de parfums. Et la fumée des parfums monte et emplit le ciel et couvre le Soleil. Alors la créature porte l’encensoir au feu du Soleil, puis le jette dans l’Océan. Il se fait des bruits dans l’air, des tonnerres, des voix et des éclairs, et un grand tremblement de terre. Hyt surnage soudain dans le chaos. A l’horizon opposé du navire, une forte colonne de lumière, qui aveugle momentanément l’architecte, monte vers le ciel obscurci. « Je veux voler » et il nage de l’eau vers les airs, tout aussi troublés de vents chauds et de bourrasques furieuses. « Je veux le tapis volant » et les mouvements désordonnés du vol de KOULADYB s’apaisent comme il foule du pied son tapis volant, figure symbolique utilitaire n°7, version 4. Il peut à présent mieux se concentrer sur ce qu’il perçoit à la surface de l’Océan troublé.

 

PAÏEN tuait le temps avec ILTCHINE quand il entendit l’interface CBI émettre un sifflement régulier inhabituel. « Qu’est-ce que c’est que ça? » se demanda-t-il à voix haute en vérifiant les connections de l’ONIROSCOPE à son terminal. ILTCHINE sembla inquiet tout soudain. « Un problème, Docteur?

- Non, mais il semble que Monsieur KOULADYB soit en train de réussir son pari. L’interface est en train d’enregistrer son rêve, mais le réseau est saturé par une simultanéité que nous avions crue impossible entre le songe et sa restitution informatique. Le programme n’est pas prévu pour cela, trop de paramètres. Mais si j’installe une dérivation sur ce terminal, voilà qui est fait, il se peut que nous soyons comme au cinéma... » ILTCHINE nota que PAÏEN avait tout d’un coup l’air très excité. Il n’aimait pas trop qu’on se joue de lui ainsi ; il se sentait exclu du déroulement des opérations alors même que sa signature avait permis la prise d’initiative. On ne travaillait pas ainsi à la FONDATION, et fut dépité de l’attitude de Monsieur KOULADYB. « J’aimerais vous aider, Docteur. Dites-moi si...

- Installez-vous, le coupa PAÏEN d’un ton un peu sec en finissant d’allumer un autre terminal. Je crois que vous n’allez pas regretter d’être venu, si c’est bien ce que je crois. »

Et lorsque le Docteur eut fini de pianoter quelques messages de synchronisation, ILTCHINE resta stupéfait par ce qu’il découvrit sur l’écran. L’image était un peu floue, mais reconnaissable. Sur un fond de tempête de mer et d’éclairs, il voyait l’avant d’un tapis, à l’effigie de la Fondation DANSTLINGER, qui remuait et semblait voler dans le vent. PAÏEN était ébahi. « Monsieur KOULADYB est réellement le Champion des causes perdues ! Il vient de réussir ce que toute une équipe de scientifiques les mieux formés ont si souvent raté. Et ne pourrait-on pas... » Le Docteur pianota à nouveau sur une fenêtre d’opérateurs Pan Pict. 180 FRWRD, et la prise de vue de l’image tourna sur elle-même pour dévoiler la scène au complet : Hyt KOULADYB, vêtu comme Aladin, flottait contre vents et écueils sur un tapis volant au logo DANSTLINGER, au milieu de la tempête. ILTCHINE ne savait pas s’il devait y croire.

« Alors ce serait le rêve qu’est en train de faire Monsieur KOULADYB, vous en êtes certain ?

- Sûr et certain, répondit d’emblée le Docteur. Les images de fond comme l’action, tout vient de l’esprit de Monsieur KOULADYB. D’habitude, avec un songe commun, nous sommes obligés de le cadrer dans une trame fabriquée pour n’enregistrer que les faits et gestes de l’Onironaute. Mais là... quelle précision, quelle stupéfiante imagination ! »

ILTCHINE ne souffla mot de sa gêne de voir Monsieur KOULADYB en costume et sur ce tapis tout droit sortis des contes de propagande musuls.

 

Hyt KOULADYB sent qu’il approche quelque chose. Les vents sont moins violents d’un coup et la tempête semble bien vouloir se calmer. C’est au début très similaire à des reflets vitreux de plate-forme pétrolière. Mais cela devient vite une île, comme recouverte de métal. « Fuyez, nues. Ciel soit bleu ! » et le climat accepte la requête du rêveur comme il découvre la cité idéale qu’il rêve de fonder. L’île est constituée de sept montagnes, et elle brille d’une activité intense et merveilleuse. l’Océan autour d’elle reflète ses lumières multicolores, et la trame des nuages semble s’y fondre en l’enlaçant amoureusement. Comme il s’approche de plus en plus, Hyt détaille la structure de la ville qui recouvre la quasi totalité de l’île. Il semble qu’il y ait un grand stade ovoïde au centre, sorte d’agora magnifiée, d’où montent des rumeurs de fêtes. De larges avenues rayonnent tout autour et mènent à chacune des sept montagnes qui élèvent des monuments cyclopéens à la gloire des parties de son rêve enfin reconstitué. Un quartier des affaires financières agrémenté de multiples jardins-bulles de tous les horizons du Monde ; un quartier commerçant et ses sinueux lacets de chemins piétons, ses larges places de parkings et ses magnifiques temples de consommations ; le joyau d’un quartier industriel intelligemment conçu pour préserver de la pollution les autres secteurs, ainsi que la colline naine du recyclage des déchets industriels, presque fondue par des tons verts et noirs à l’ensemble plus sauvage des secteurs de production agricole et marine, vastes terrains-bulles là encore, où sont produits blé, riz, maïs, des légumes tropicaux et des fruits de vergers tempérés, parsemés ça et là des petites tâches d’un rose porcin des enclos à bétail. Le trafic est régulé par un réseau de trottoirs roulant à douze Km/h, et en souterrain, il ressent la présence de vastes autoroutes et d’un efficace réseau d’U-bahn Stellung. Et les quartiers résidentiels sont les plus somptueusement harmonisés, des secteurs agricoles et ouvriers, proches des lieux de travail au niveau de la mer, aux secteurs bourgeois directement reliés entre eux par un ensemble de trottoirs roulants aériens, jusqu’aux ascensions pourpres des grandes propriétés, vastes parcs en terrasses, jusqu’au sommet de cette plus haute montagne, la demeure qu’il rêve d’habiter. Ses poèmes de jeunesse lui reviennent en mémoire:

« Le Monde est mon jardin

je le foule sans cesse

avant que le temps presse

De le faire de mes mains. »

 

PAÏEN nota qu’une interface sonore était lisible. Une fois branchée, ILTCHINE et lui s’extasièrent. « Il fait même de la poésie. Quel homme formidable, Monsieur ILTCHINE.

- Oui, Docteur PAÏEN. Un homme plein de surprises ; hautement inspiré, pourrait-on dire... »

 

Hyt KOULADYB fait se poser son tapis volant sur le balcon de ce qu’il sait être sa demeure. Il la reconnaît pour l’avoir tant de fois dessinée. Il foule du pied le sol marbré d’ocre brun, et pousse la porte fenêtre qui le sépare du salon de réception illuminé par le soleil couchant. Chacun des quatre vastes murs sont percés de multiples fenêtres, si bien qu’à toute heure du jour y règne la lumière. Au centre, il voit le dossier du trône où il peut centraliser toute la domotique de sa demeure. Il entame sa marche dans cette direction, et l’Allégro Molto de la Symphonie en Ut majeur de Vivaldi l’accueille à bon port. Le dossier du trône est fait d’une matière cuivrée, incrustée des dérivations multiples et bien alignées du réseau informatique gérant la demeure. La main appuyée dessus, Hyt fait lentement le tour du trône.

Un corps y est assis. Un corps nu, puissant, mais sans tête. A la base du cou, lisse et nettement découpée, quelques asticots blanchâtres se grimpent dessus. Hyt KOULADYB a un hoquet de panique et de surprise.

 

« Mon Dieu, quelle est cette horreur ? » lâcha Xavier ILTCHINE en voyant apparaître le corps décapité tel que l’avait découvert Monsieur KOULADYB. PAÏEN sut qu’il lui fallait réagir très vite pour que le rêve ne dégénère pas en cauchemar. Il se précipita dans la salle d’expérimentation proprement dite où reposait KOULADYB, débrancha au plus vite tous les capteurs, et secoua le rêveur suffisamment fort pour le réveiller. « Réveillez-vous, Monsieur. Pour l’amour du Ciel, réveillez-vous, cela a suffisamment bien fonctionné... » Il se revoyait, réveillant le Professeur MOREAU, il repensait à son air hagard, à son regard troublé, puis à son rictus de panique qui avait été sa dernière démonstration émotionnelle. Faites que ce ne soit pas le cas pour KOULADYB, on ne me le pardonnerait jamais...

Mais Hyt KOULADYB s’éveilla très rapidement, l’air soulagé, puis très rapidement agacé à la vue du Docteur en panique. « Tout va bien, Docteur. J’ai réussi ma part du contrat. Et vous ?

- Tout a très bien marché. Vous avez réussi, et tout est déjà enregistré, monté et prêt au revisionnage. Si j’ai pris la liberté de vous réveiller, c’est que...

- Ne vous excusez pas, cela tombait à point. Tout est enregistré avez-vous dit ? »

L’architecte se leva et demanda à voir le résultat. Le Docteur l’amena près d’ILTCHINE, soulagé de le retrouver avec toute sa tête. « Mon vieil ami, dit KOULADYB, vous venez d’assister au premier enregistrement d’un rêve lucide. Inutile de vous faire l’apologie de ses applications possibles, la Fondation saura organiser tout cela et rendre la machine encore plus performante, n’est ce pas ? » Le Docteur et l’administrateur se dévisageaient en silence. « Et bien ! Ne restez pas plantés ainsi ! Montrez-moi cet enregistrement, Docteur PAÏEN, vite ! »

Le Docteur pianota de nouveau sur le terminal, et s’assura que l’architecte s’était conformtablement installé. Celui-ci se massait discrètement le cou, le regard dans le vide, puis ajouta tout soudain: « Ah, effacez donc cette dernière image pour de bon. Vous voyez de quoi je veux parler ? Qu’il n’en soit plus question, Docteur. »

ILTCHINE regardait KOULADYB un peu de travers. PAÏEN se dit que la Montagne était encore friable, et que Mahomet se devait de lui obéir s’il ne voulait pas provoquer une avalanche. L’image du corps sans tête fut effacée.

HYT KOULADYB / PIERRE PAÏEN

Leurs EPISODIES

Première partie : Racines au pouvoir

1. L'Abomination

Episode 01

Episode 04

3. Invocations

Episode 08

Episode 09

Episode 10

Deuxième partie : Le Volcan dans l'Océan

4. Fondations

Episode 13

5. Initiations

Episode 17

6. Manipulations

Episode 20

Episode 24

Prochain épisode :

Episode 14 : 4.Fondation / Reinhardt GESCHENKE - Daniel LEVINAS

La suite directe de la narration

Episode 17 : 5. Initiations / Hyt KOULADYB

 

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