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EPISODE 14

REINHARDT GESCHENKE / Daniel LEVINAS

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4. Fondations.

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BANDE-SON

Le poète Reinhardt GESCHENKE arriva à La cité des Anges en fin d’après-midi. Il fut accueilli avec toute une équipe de bénévoles par des hôtesses prénommées Betty. Sa référante était Betty WAITE. Elle répondrait à ses questions et à celles de ses coéquipiers avec qui il était amené à lier connaissance. Il ne reconnut personne de son propre vol en provenance de BAIRLINE, mais comprit qu’il était logique qu’on favorise le cosmopolitisme au sein de la FONDATION DANSTLINGER. Chacun de ses compatriotes viendraient représenter WESTEUROPA dans chacun des groupes constitués, aux destinations éclatées dans tout le district des ANGES. On l’appela Reinhardt, on plaisanta avec lui. L’atmosphère était détendue, on attendait plus qu’un vol en provenance de TAIWENG pour que l’équipe de bénévoles soit au complet.

En ce début de 21ème Siècle, toute une génération semblait se jeter à cœur perdu dans des œuvres humanitaires ou culturelles. Chacun des bénévoles avait quelque chose à se prouver, mais avait comme perdu la Foi. Reinhardt n’échappait pas à la règle, lui qui avait perdu tout contact avec sa source d’inspiration, avec ses propres songes auparavant si colorés. Cherchant à connaître ses coéquipier, il fit la connaissance d’un très jeune bédouin qui avait fugué, et qui demanda à Reinhardt de ne pas le dénoncer d’avoir falsifié ses papiers pour entrer à la FONDATION - il était mineur. Il put échanger quelques considérations avec d’autres volontaires. Les prétendants au poste de lecteur étaient finalement peu nombreux ; il y avait des infirmières, des informaticiens, des étudiants en diverses matières scientifiques, quelques paumés qui finiraient sans doute à un poste de contrôle... La FONDATION DANSTLINGER semblait pouvoir embaucher n’importe qui pour les causes qui faisaient vibrer la jeunesse, nourrie, logée, blanchie, et bénévole.

Il devenait très net à la FONDATION qu’une deuxième génération commençait à poindre. L’assaut des premiers bénévoles, les précurseurs, nourrissait l’idéal des suivants. D’autres étaient ainsi parvenus à être mieux considérés, comme le peintre Daniel LEVINAS, qui faisait partie des artistes que la FONDATION choyait en mécène, et surtout employés à expérimenter des formes d’art qui pousseraient à bout les avant-gardes. Vers la fin du Vingtième Siècle - on commençait tout juste à entendre parler d’Hyt KOULADYB - Daniel LEVINAS squattait encore avec de nombreux artistes les entrepôts désaffectés de la petite ceinture ferroviaire d’ANAMPE. Il sembla bientôt que de nombreux mécènes faisaient surface, aidant certains artistes à se constituer en incontournable mouvement, assurant et planifiant leur avant-garde. La spécialité du peintre Daniel LEVINAS, c’était l’Intelligence Active, et l’utilisation qu’il en faisait pour visualiser ses toiles avant de les peindre. Il disait toujours trouver cela fastidieux, devoir exécuter un tableau qu’il avait déjà vu. Mais certaines fois, il était si exalté par ses visions qu’il lui fallait en laisser une trace. Ces tableaux-là étaient peints dans l’urgence et la fièvre, et étaient souvent de merveilleuses toiles symbolistes. Le peintre Daniel LEVINAS devint prisé en très peu de temps, et s’assura une place durable dans les arts plastiques. En témoignait encore cet article récent signé Paul TRITTI :

 

«Voici enfin venir un digne héritier du formidable processus d’invention et d’expérimentation qui a marqué la peinture des cents dernières années. Aristote est, dit-on, le dernier homme qui ait été capable d’embrasser la totalité de la culture dans laquelle il vivait. A n’en pas douter, Daniel LEVINAS est le premier homme capable d’embrasser dans sa totalité l’évolution de l’art moderne - de la traquer dans ses muscles et tendons les plus secrets. Dans son style tout de maîtrise et de pureté, il synthétise les acquis d’une multitude d’écoles picturales opposées, tant passées que présentes. Il nous transmet les vibrations d’une éternelle harmonie et semble nous dire : «Si vous êtes en quête d’une nouvelle Renaissance, voilà à quoi ressemblera la peinture qui en incarnera l’esprit.»

 

On invita l’équipe de bénévole dont le poète Reinhardt GESCHENKE faisait partie aux locaux principaux de la FONDATION aux ANGES. Ils firent le trajet depuis l’aéroport dans un autocar clinquant et coloré aux armoiries DANSTLINGER. Tout le quartier avait été revisité par KOULADYB, c’était certain. Reinhardt retrouvait ces mêmes astuces qu’à BAIRLINE ou HOUBLON, mais avec un côté démesurément grandi. Les Boulevards étaient de véritables autoroutes pour chars d’assauts, et les bâtiments reflétaient le luxe et l’audace architecturale. Reinhardt trouva ce mélange de béton et de verre très subtil, aérien et ancré dans la terre, et le tout semblait n’être qu’une seule arabesque, laissant une immense impression de liberté par l’illusion d’un horizon perceptible du coin des yeux.

Arrivés à l’antenne locale du bureau de formation, tous durent assister à une projection présentant la FONDATION DANSTLINGER - entreprendre pour la Santé, son poids économique, ses (très nombreux) secteurs d’activités, ses liens avec d’autres grandes entreprises, et les plans de carrière qu’elle proposait. Le bénévolat, somme toute, n’était qu’un essai qui permettrait aux candidats de bien déployer leurs capacités individuelles, leur don. Les employés félicités avaient droit à des stages gratuits de perfectionnement dans la branche de leur choix, et un éventail de loisirs et de prestations de services à des prix préférentiels leur était réservé dans une liste de commerces de la région qui leur était à tous remise.

Betty proposa ensuite « un petit exercice pour nous aider à mieux nous connaître. Vous allez nous raconter ce que vous avez fait le soir avant votre départ ; ce qui vous motivait ; les projets que vous avez eus en tête et que vous aimeriez réaliser. Cela vaudra mieux qu’un fastidieux discours de présentation où chacun ne sait plus quoi faire de ses mains, n’est ce pas? » On rit un peu, gentiment et timidement. Betty avait le charme qui correspondait à sa tâche, belle juste comme il faut, disponible et abordable. Il était très facile d’épouser une Betty à la FONDATION DANSTLINGER. Reinhardt n’écouta que distraitement les premiers récits, évasifs et vite torchés. Les suivants ne valaient guère mieux. Entre la jeune fille paumée qui n’a toujours pas terminé son adolescence à 35 ans, et le simili paroissien très strict aux motivations familiales et carriéristes, Reinhardt s’ennuya ferme. Le très jeune bédouin mentit très mal (il était aussi le seul « musul’ »). « Quel merveilleux récit, Ahmed. Et vous Reinhardt, à quoi pensiez-vous le soir avant votre départ? »

- Je m’évertuais d’user mes souliers dans les flaques d’eau des trottoirs de bitume glacé des rues d’ANAMPE. Et puis je me suis fouetté le dos. (Reinhardt laissa sa petite provocation faire son effet, et impressionner l’équipe entière.) J’avais compris qu’il me faudrait encore beaucoup marcher, jamais assez à mon goût, pour être à l’image du poète que je désirais devenir. Car ma condition voyez-vous est trop aisée, ma vie trop lascive. J’en avais pris conscience, douloureusement, et je m’évertuais à lutter contre le sort qui m’avait doté d’aussi handicapants privilèges. Ma famille, voyez-vous, dirige des sites d’exploitations minières dans la Ruhr, et mon père daigne m’offrir une rente pitoyablement généreuse qui me permet de vivre à l’étranger sans trop de privations. (Reinhardt ne sentit pas qu’il s’emportait, qu’il dépassait le cadre du récit, mais que nul n’osa interrompre.) Comme j’aurais souhaité naître pauvre, devoir lutter pour ma subsistance, et être confronté à la vie, la vraie! Ô comme j’aurais su écrire une poésie plus profonde si cela avait été le cas, et comme j’aurais été fier de devoir tout sacrifier pour publier mes écrits, aller jusqu’à attenter à ma propre vie pour obtenir une gloire posthume à mon génie. Dans les circonstances qui me font vivre aujourd’hui, cela me semble inutile. Ma famille aurait tôt fait de se servir de ma mort pour prévenir tout nouvel excès de laxisme, je les entendais déjà: voyez le destin de la cinquième roue du carrosse se jetant d’elle-même sur le chemin de boue, y perdant son équilibre, brisée contre le sol, à jamais gâchée... Mon Oncle Werner serait ravi de me revoir, trop content de me compter parmi les morts. Non, je devais rester vivant et prouver mon talent poétique au monde littéraire entier, ou tout abandonner. »

 

Reinhardt GESCHENKE détestait la fausse modestie, et il pensait à son talent comme à un trésor ; il aurait aimé le dispenser bribes par bribes, sans jamais dévoiler le chemin, le plan, la carte. Et sa postérité n’aurait de cesse de titiller les interrogations des critiques d’art, à l’image des ROUSSEL, HOVERCRAFT ou TOWSON. C’est possible, déclarait Reinhardt devant les regards gênés et fuyants de l’équipe, de concilier fortune et génie. Que l’on m’accorde d’avantage d’argent, je sais qu’il m’est possible de révolutionner la poésie. En errant dans les rues d’ANAMPE, en terre étrangère car nul n’est prophète en son pays, Reinhardt GESCHENKE songeait qu’il pouvait toujours accepter l’offre que la Fondation DANSTLINGER lui avait faite : un poste bénévole de lecteur de poésie, avec possibilité de carrière dans les laboratoires de critique littéraire. Critique d’art, suprême horreur pour Reinhardt GESCHENKE, lui qui avait tant de fois été méprisé des jurys et des fabricants d’opinion, pour avoir « démantelé l’imaginaire et fait passer cela pour de la poésie ». Mais l’évidence était que sans ses songes, il n’était plus question de poésie.

En réalité, il devait tout à ses songes. Depuis son enfance, il rêvait d’un monde unique, que des voix nommaient Hypnostasie, gouverné par les génies émanant de la face de Dieu. Tout y était harmonie, tout y était mythe. Peu à peu, en cherchant à retranscrire ses visions en poésies, ses songes devinrent de plus en plus précis. Et le matin le trouvait souvent comme de retour d’un autre monde. Il écrivait tout, réécrivait sans cesse, cherchant la forme, le mot, l’impact. Cet autre monde devint très vite plus réel pour lui que la réalité même. Reinhardt GESCHENKE devenait l’ours qu’il rêvait d’être, se coupait de ses semblables et espérait secrètement revenir un jour parmi les siens porteur de la totalité des Chants d’Hypnostasie. Ç’aurait pu être une belle histoire. Mais voilà, cela faisait déjà plusieurs jours qu’il ne rêvait plus. Rien. Une sécheresse mentale. Au réveil, il ne se rappelait de rien, d’aucun son ni image, et cela était déjà si intolérable en soi ne serait ce que pour une nuit que Reinhardt se torturait l’esprit à comprendre un si long silence de son inspiration.

Sentant enfin la gêne qui s’était installée, Reinhardt revint à son récit. Il avait ce soir-là décidé d’errer au hasard des rues d’ANAMPE, usant ses souliers sur les traces des surréalistes, et d’accorder son salut au hasard. Il marchait dans les nouveaux et luxueux quartiers de la ville, d’anciennes rues industrielles rénovées en larges avenues, désertes à cette heure-ci. Il attendit patiemment un signe à divers endroits ; un banc, une station de UBAHN, une brasserie... Rien ne l’inspira, et il ne rencontra personne. Finalement, Reinhardt GESCHENKE rentra chez lui par les Quais, se dévêtit et décrocha le fouet qu’il gardait pour les grandes occasions. Il se lacéra le dos en ahanant puis, exténué, et pour la première fois de sa vie, il se mit à genoux et pria. Le rire moqueur de son Oncle Werner avait résonné en son esprit en une sinistre parodie de La Voix, et il dut bientôt s’enfoncer dans un nouveau sommeil sans rêve.

« Bien, je... je vous remercie Monsieur GESCHENKE ; maintenant que nous nous connaissons tous mieux, nous allons nous rendre au rez-de-chaussée où vous êtes tous cordialement invités au vernissage de l’exposition du peintre Anampien Daniel LEVINAS, que certains d’entre vous m’ont l’air de déjà connaître. Un buffet nous y attend où nous nous sustenterons sommairement avant le repas au réfectoire.

 

La Galerie d’Exposition de peintures de la Fondation DANSTLINGER était vaste, très bien éclairée, haute de plafond. Les toiles devaient y être à leur avantage. L’affiche qui annonçait le vernissage de l’exposition Daniel LEVINAS reproduisait le portrait d’un être d’or. Reinhardt eut un violent frisson. Cela ne faisait aucun doute, cette créature était peinte comme lui-même rêvait La Dame, sa Muse, le génie d’or qui parfois lui parlait en songe, et qui dorénavant s’était tue. N’en pouvant plus de surprise, il poussa les portes vitrées du hall d’accueil où on les avait regroupés et visita la galerie sans attendre.

Ce fut un émoi profond pour Reinhardt de trouver là l’exacte imagerie de ses propres poésies. Il dut plusieurs fois retenir son souffle. Les paysages fantasques que LEVINAS avait rehaussé de teintes pourpres, Reinhardt GESCHENKE les avait vus chaque nuit en songe - ses songes chéris et à présent disparus, comme engloutis. Ces portraits d’êtres imaginaires, d’animaux d’une mythologie inconnue, ces scènes de chasse, d’accouplements, de couronnements, toutes ces représentations picturales, c’était les êtres et les choses qui peuplaient ses rêves, puis ses chants et récits. Il les avait pensé à lui, rien qu’à lui, et les découvrait sous l’emprise d’un autre regard que le sien. La fascination et le dégoût ne savaient plus où trouver leur place en son esprit.

Trônant dans la salle du fond, près du buffet, un tableau se révéla cependant être une énigme pour Reinhardt. Quand il le détailla, il fut presque surpris de ne pas en reconnaître le sujet. Les créatures étaient encore une fois les neufs Génies Matriciels tels qu’il les avait rêvés, mais la scène lui restait étrangère. Les génies de la trinité d’or et ceux de la trinité d’argent portaient un large calice de plomb où gisait le corps décapité d’un génie de cuivre, tandis que les deux autres dansaient devant un trou béant de lave.

Daniel LEVINAS avait peint ce tableau, « SACRE », sur toute la période couverte par l’exposition, et ne l’avait terminé que quelques années auparavant. Ce soir-là à la galerie, délaissant distraitement le petit groupe de butineurs de buffet, le peintre surprit le regard d’un homme en noir et bleu - bleu océan - sur cette toile exposée là. Dans ce regard se mêlaient les tons de la peur et d’une curieuse reconnaissance. Daniel LEVINAS aurait aimé peindre un tel regard ; il en était d’autant plus troublé qu’il s’agissait de l’appréhension de sa propre œuvre. Comment puis-je inspirer cela? avait-il pensé avant de s’élancer à la rencontre de ce curieux admirateur.

Reinhardt GESCHENKE avait sursauté bêtement quand une voix s’était faite entendre près de lui. « Vous avez l’air de trouver cela troublant » lui avait dit un homme à la petite moustache bouclée, avenant mais intrigué. « Ou... oui, avait hésité Reinhardt, c’est que... il me semble avoir déjà vu ces toiles.

- Impossible! l’avait sèchement interrompu le moustachu. C’est là la première fois que je me décide à montrer cette série. D’habitude j’ai moins de succès avec mes toiles plus conventionnelles. J’aurais du m’en douter d’ailleurs. Je vais finir par croire qu’il n’existe plus de public que pour le sensationnel. A l’avenir, plus rien d’autre en art ne sera possible que de la surenchère d’innovations, du spectaculaire !, il ne faudra pas s’en étonner ; et c’est valable pour bien d’autres secteurs que la peinture, Monsieur... Monsieur ? »

Reinhardt ne savait pas s’il devait répondre, et s’il devait comprendre qu’il se tenait devant le peintre ou le marchand de ces œuvres, voire un critique d’art. Il entendit toutefois sa voix le trahir et déclarer: « J’ai vu ces scènes en songe bien des fois. »

Ce fut au tour de LEVINAS d’être décontenancé, car le rêveur qui se tenait devant lui était bel et bien éveillé et déclamait:

« Ici, sur notre droite, à l’entrée, vous avez la représentation de la Genèse du Monde d’Hypnostasie, avec ses jardins en paliers et ses trois lunes. Là, à nouveau, les trois lunes, mais celles plus symboliques de la trinité d’argent: Impéra-Hymu Yor-Unaoüs Lkol-Itlo, la face de Dieu qui pense, Celle qui effectue et Celle qui restitue, représentation quasi similaire à celle qui m’apparut en songe une nuit d’automne ; et là, juste derrière vous, la danse de séduction de Tebehn-ÜndIa dans le palais d’améthyste de Lkol-Itlo, près de Céléphaïs, correspondant à l’avènement de notre ère moderne, comme vous l’avez laissé suggérer par ces voiles en forme de locomotives. Je pourrais détailler chacune de vos peintures en rendant évident le fil d’or qui les lie... »

LEVINAS aurait aimé rebrousser chemin et n’avoir jamais remarqué ce jeune homme en noir et bleu océan. Il était trop tard. LEVINAS et GESCHENKE avaient senti tous deux que ces choses les liaient aussi personnellement. Gêné, Daniel avait tout d’abord convié Reinhardt à échanger leurs expériences. « Vous savez, avait d’abord expliqué le peintre, ces choses ne sont pas nominatives pour moi. Elles prennent vie pour une certaine part dans mon imagination, elles me sont inspirées, je vous l’accorde, mais elles s’harmonisent après coup, lors de leur passage à la picturalité. »

Reinhardt, s’il convint assez rapidement que leurs deux arts n’opéraient pas suivant les mêmes vecteurs, n’en démordit pas moins de l’idée qu’il se faisait d’une telle coïncidence. Si tous les deux avaient eus, d’une façon ou d’une autre, les mêmes visions des mêmes mythes inconnus, vaguement humains, c’était que leur réalité ne faisait plus aucun doute. LEVINAS trouva cet engouement à la fois exagéré et suspect. « Admettons que nous soyons en contact avec les mêmes mythes, avait-il répondu. Cela ne prouve en rien la réalité de telles créatures ; que nous ayons le même culte ne signifie pas que nos Dieux existent... » Reinhardt n’avait pas aimé cette notion de culte. Il s’imagina cet homme à la moustache bouclée faisant partie d’une société secrète d’informateurs vicieux, - mon Dieu, la Fondation DANSTLINGER! - et prit peur d’en dévoiler d’avantage - s’il n’y avait cet énigmatique tableau devant lequel ils liaient connaissance. Et bien qu’il craignit de le regretter ensuite, Reinhardt chercha à en apprendre d’avantage de la bouche du moustachu. LEVINAS dit alors: « A franchement vous parler, je ne vous cacherai pas qu’il vous est toujours possible de broder une cohérence épique dans l’ensemble de cette partie de mon œuvre ; j’y vois moi même des histoires possibles, selon mon humeur du jour. Cela n’a rien de très édifiant en soi ; et vous pourriez tout aussi bien vouloir me faire gober cette extravagante histoire de songes prémonitoires pour obtenir un rabais sur la vente d’une toile. C’est celle-ci qui vous intéresse ? Que représente-t-elle selon vous ? » Reinhardt se sentit honteusement pris au piège de sa manœuvre pour en apprendre d’avantage. « C’est que ... justement, avait-il hasardé, cette scène m’est totalement inconnue. Elle me rappelle la castration du Principe Elémentaire, mais il semble s’agir d’autre chose. Lequel des trois Génies de cuivre a-t-il été décapité ? »

LEVINAS accorda à l’intriguant plus de spontanéité qu’il n’avait escompté. Un simplet, j’ai à faire avec un simplet, c’est clair. Et il avait conclu de son air le plus docte : « Ce tableau s’intitule « SACRE » ; il représente la fatalité de ces créatures qui ne peuvent régner que par la mort d’une des leurs. « SACRE » ici sous-entend couronnement et sacrifice. C’est tout ce que je puis en dire. Des Génies de cuivre, avez-vous dit? »

Une amitié ambiguë était en train de naître entre les deux artistes. Ils s’entretinrent de leurs œuvres et de leurs parcours respectifs, en gardant toutefois une sorte de réserve due plus à une jalousie mutuelle qu’à un réel antagonisme. « Je ne vous cacherai pas le trouble profond que j’ai de voir mon œuvre ainsi mise en image, avait avoué Reinhardt. Depuis quelques jours, les songes qui m’inspiraient et me liaient au Monde d’Hypnostasie se sont taris, du moins n’en gardè-je plus aucun souvenir au réveil. Cela me chagrine profondément, et j’ai la cruelle impression de m’être fait voler mes entrées en ce monde par votre propre œuvre. D’où vous vient votre inspiration, Monsieur LEVINAS ? »

- Tout ce que je puis dire, répondit le peintre, c’est qu’il m’arrive très souvent d’user d’imagination active. Je me laisse aller à mes rêveries, parfois en contemplant une de mes propres toiles, et il me semble entendre parfois une douce musique précédant ce que j’appellerais des visions, que je m’efforce par la suite de restituer en peinture. Il m’est aussi arrivé d’user d’opium, mais c’est une maîtresse trop exclusive pour pouvoir rester efficace. J’ai cessé depuis fort longtemps de m’inspirer de poésies ; je suis moi-même troublé par cette coïncidence. Chad MULLIGAN écrivait à propos des coïncidences: « Tu ne faisais pas attention à l’autre moitié de l’événement ». C’est sans doute que quelque chose nous lie l’un comme l’autre, un détail de nos petites enfances respectives, peut-être ?

- Peut-être... »

Mais Reinhardt ne s’avança pas plus loin. Il continuait de regarder « SACRE », cherchant dans ses moindres détails un indice l’éclairant sur son œuvre propre, et la démission de ses songes. Daniel LEVINAS comprit qu’il n’avait pas affaire à un grand bavard. Ces poètes sont biens tous les mêmes, ils se croient toujours si impénétrables... Sans qu’il ne sut véritablement pourquoi, le jeune homme en noir et bleu commença à l’agacer. Il se prépara à en prendre congé quand Reinhardt se décida enfin à proposer une lecture de ses « Chants d’Hypnostasie ». Daniel n’accepta qu’à reculons, d’autant plus qu’on commençait à s’impatienter autour de lui. Reinhardt n’attendit pas véritablement de feu vert.

 

« Tu n’es pas raffiné

d’avoir pu faire un choix

les voiles de la bête aux pieds.

Ton ventre, ce vivant anonyme,

de ne rien dire du manque de vérités stratèges,

d’insecte,

était sueur,

tant qu’un panthéon, où l’on monnayait

le peu de bien dans la vie

avec l’Humanité tout comme pulvérisée,

nourrissait sans partage.

Pourquoi ligoter celui qui nous ferait dans la joie,

mais fait plutôt, pour nous tenir, la mort?

Il en jaillit.

Le feu fit jouir ce qu’il s’était pissé,

ovules de haine desquelles vaches sur ton œuvre

y voyaient la chasse aux mythes

qui te permettent des nids secrets.

 

Daniel était un peu décontenancé par ces vers. Il ne voyait pas là de rapport avec ses peintures. Un simplet, j’en étais sûr. Ou bien un allumé de la trempe de la vieille RAINIER, attiré par le phare DANSTLINGER. Ils nous en ont amenés une bonne fournée pour le vernissage.

 

« Faire-part du matin protecteur,

tu ne sens rien à ton front ;

il avait tant senti de nuages,

terrés dans ce cri pour jouer,

et vendre celui-là laissé à jamais. »

 

CHANTS D’HYPNOSTASIE, XXV - 2.

 

Alors que Reinhardt finissait de déclamer, il se passa une chose étrange. Daniel entendit en son esprit une lourde cacophonie monter, semblable à des cris. Il crut reconnaître la « musique » entendue lorsqu’il eut achevé de peindre « SACRE », mais cela ne lui était jamais arrivé de façon aussi abrupte, sans qu’il ait à se concentrer. LEVINAS ne put réprimer un frisson de panique en jetant un nouveau coup œil sur le tableau exposé dans le fond du salon près du buffet. L’instant d’après, le sol se mit à vibrer dans un grondement croissant sans limite. LEVINAS perdit l’équilibre près de Reinhardt. Une colonne s’affaissa à quelques mètres d’eux, et le plafond les ensevelit totalement sous des décombres qui ne cessaient pas de s’amonceler dans un épouvantable fracas.

 

Daniel LEVINAS avait dû perdre connaissance, car quand il revint à lui, le calme était revenu et l’air était rare et sec. Les débris de la colonne leur avait constitué une sorte de cocon pour Reinhardt et lui. « SACRE » était tombé du mur et était presque entièrement visible sur le plancher devant eux, couvert de plâtres et de verre. En rampant, LEVINAS rejoignit et secoua GESCHENKE, qui s’éveilla lentement du choc. « Je dois vous avouer que j’ignore ce qu’il se passe. Sans doute un tremblement de terre. Celui-ci a dû être très puissant car le bâtiment était garanti KOULADYB, prévu pour. Nous devons nous tenir mutuellement éveillés pour entendre les secours, vous m’entendez, Monsieur ?

- Appelle-moi Reinhardt. Je crois qu’on va crever ici. C’est pour cela que je ne me rappelle plus de mes rêves. J’ai lu ça dans un bouquin.

- Vous lisez trop, Reinhardt. Je devrais être encore plus éploré que vous ; sous ces décombres se trouvent mes cinq dernières années de travail. Et la seule vision de « SACRE », quasi intact à mes côtés, me laisse croire que moi aussi je survivrai. Vous savez, cette coïncidence... Quand j’ai entrevu cette toile avant de finir de la peindre, la musique que j’entendais n’était pas du même type qu’à l’habitude. Il n’y avait rien de voluptueux ou d’harmonique. C’était plutôt une sorte de cacophonie guerrière. J’étais d’ailleurs moi-même dans un état de violence contenue, pour des raisons qui m’ont échappées. »

 

Reinhardt ne réagit qu’à peine. Daniel tenta de renouer le contact. Ni l’un ni l’autre n’était blessé, c’était l’essentiel, et il y avait même une source de luminosité rouge qui leur évitait de rester terrifiés dans le noir. Reinhardt observait le tableau au sol devant lui. Daniel plaisanta: «Je vous promets de vous l’offrir dès la fin de l’exposition, vous pourrez ainsi y méditer tout à loisir. Mais promettez-moi une chose en retour, c’est que je puisse toujours pouvoir la revoir, et que vous ne la laisserez pas moisir dans une cave ou dans un local encombré, n’est ce pas ?»

Reinhardt acquiesça en silence sans sembler trouver cela drôle. Il avait l’air fixatif et préoccupé. Devant l’insistant regard de Daniel, il s’expliqua. « La lumière! Elle émane du tableau, j’en suis sûr. Et il bouge, regardez! »

C’était d’une terrible évidence, il ne s’agissait plus du tout du même tableau. Les Génies de la Trinité d’Or et ceux de la Trinité d’Argent arboraient à présent des faces apathiques et semi mortes, et les deux Génies dansant près du volcan n’étaient plus que deux êtres de plomb fondus en une ultime posture de suprême souffrance. Dans le calice éclaté ne gisait plus de corps décapité, mais un être noir comme l’air de Pluton s’y dressait, renaissant et fort. Et comme on devinait une ancienne cicatrice à hauteur de son cou, il ne faisait pas de doute qu’une tête était apparue, comme voilée de lymphe, mais déjà abondamment inquiétante.

LEVINAS restait bouche bée de stupeur. GESCHENKE semblait trouver le phénomène de plus en plus fascinant. Au bout d’un moment, ils commencèrent à s’imaginer entendre des sons, un ressac sur une côte déchiquetée. «Regardez, Daniel, appela Reinhardt. Dans cette partie du tableau, l’arrière-plan... Il semble que la masse éthérée soit devenue un rocher, et une brume brisant un écueil contre son flanc. Et les corps, ne dirait-on pas qu’ils respirent...». Reinhardt avança les doigts vers la surface de la toile, et une brise marine fit voleter ses cheveux. « Pour l’amour du ciel, ne faites pas cela Reinhardt » cria Daniel. Mais déjà Reinhardt avait passé la main, elle paraissait comme réfractée par une surface liquide. Il continua sa reptation en s’enfonçant petit à petit. Daniel ne voulait déjà plus regarder. Il commençait à perdre la raison. En quelques minutes, Reinhardt GESCHENKE avait disparu dans « SACRE » et avait rejoint le Génie de cuivre au visage de nuage.

 


Quand il fut tiré des décombres par les premières équipes de secours, Daniel LEVINAS demanda à ce que l’on fouille tout le secteur alentours, à la recherche d’un certain Reinhardt. Il était dans une peur panique et n’osait plus regarder autour de lui. On dut l’amener d’urgence dans les premiers et provisoires Centre d’Accueil aux Sinistrés, déjà saturés. Les quartiers « KOULADYB » de la ville n’étaient plus que des ruines, tout comme le reste de la côte. Un énorme tremblement de terre avait tout rasé, d’épouvantables raz-de-marée engloutissaient aléatoirement des portions de terre humaine. Et la CITE DES ANGES, située juste sur la faille de San RORK, étaient dorénavant séparée du reste du continent amérikkkain.

Reinhardt GESCHENKE / Daniel LEVINAS

Leurs EPISODIES

Première partie : Racines au pouvoir

2. Visitations

Episode 02

Deuxième partie : Le Volcan dans l'Océan

4. Fondations

Episode 14

5.Initiations

Episode 19

6. Manipulations

Episode 22

Episode 23

Prochain épisode :

Episode 15 : 4.Fondation / Adrian BETELA

La suite directe de la narration

Episode 19 : 5.Initiations / Reinhardt GESCHENKE

 

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