OKéANOS

Episode 12

SPOT MANDLEBROT

Deuxième partie :

Le  volcan  dans  l’OCéAN

« A la fondation du Monde

S’élevèrent deux titans pour se combattre.

Celui qui resta demeura, demeure et demeurera

A la fondation du Monde. »

CTHAAT AQUADINGEN

PLAN PERSONNALITES SERVICES ACCES AUX EPISODES

IMAGES

BANDE-SON

4. Fondations.

Spot MANDLEROT

 

Le superbe yacht privé du Député Adrian BETELA, la « Croix de TYKO », tanguait en suivant amoureusement les fluctuations d’un Océan Pacifique plein d’une vie étrangère à l’être humain. En surface, les signes de vie s’apparentaient à sept personnes : le Capitaine Thomas « LOBSTER » BLOSSOM, deux matelots appelés Fix et Tim, le Député BETELA et sa femme Jahéva, leur avocat Maître Johann PANIS, et leur fraîche recrue Spot MANDLEBROT, le boucher du BENAKISHMOUR. Tous finissaient leur repas.

Dans la cale, Fix vérifiait les dernières synchronisations radios en barbotant un biscuit dans un fond d’huile à la provençale. Tim lui, assigné à la restauration, se servait entre deux plats, et surveillait les doses de vin. Dans la cabine de pilotage, une assiette près de lui, le Capitaine recalculait sans cesse leur position sur une carte uniformément bleue, aux reflets figurants des reliefs sous-marins.

Ils parviendraient bientôt à destination, après ces quelques jours passés dans la quiétude océane. Le point d’arrivée (47° 9’ Sud / 126° 43’ Ouest) était aussi distant de TAHITI qu’ANAMPE l’était de MOKBA ; mais là, ils ne voyageaient pas dans un continental sur une quelconque voie de chemin de fer Express, ils étaient immergés en plein désert océan. Absolument seuls à des centaines de miles à la ronde. Et l’esprit surmené de Spot appréciait cette immense solitude.

La masse sombre de muscles qu’était l’élu de la mission FONDATION dominait son assiette mais non son appétit. Spot MANDLEBROT, lieutenant en retraite doublé d’un Champion du Monde de Boxe quasiment en cavale, finissait d’ingurgiter son cuissot de chevreuil ou d’agneau, il ne le savait plus, accompagné d’un authentique St-Emilion 1995. Le cadre était des plus agréables : ils étaient installés à la luxueuse table de l’espace restauration non-fumeur du yacht privé, dans la capitainerie superbement décorée par « Miss Jahéva » de douzaines d’estampes et de boiseries en trompe-l’œil.

Spot était aux anges. Certes, les BETELAS étaient des hôtes un peu particuliers, au mode de vie sans contrainte. Retrouver le Député à TAHITI après leur départ de DYOTONOS, en République Fédérale des Balkans, par exemple, n’avait posé de problème ni à l’avocat ni à Jahéva. Comme de prendre les flots deux jours après et tous s’embarquer sur le superbe Yacht « La Croix de TYKO », pour partir vers une destination lointaine et secrète, sous des voiles noires et bleues. Pour Spot, c’était l’aventure. Et la présence quasi constante de Jahéva à ses côtés ne cessait pas de l’émouvoir. Si, au début de leur escapade, elle s’était montrée sèche et autoritaire, elle était devenue progressivement plus douce et aimable. Prévenante en tous les cas. Comme si, aimait à penser Spot, elle s’était faite à la mort de Mass CANIBAEL, et qu’elle ne craignit plus d’avoir perdu au change. Encouragé par le regard affable du Député, qui semblait trouver parfaitement normal que sa femme soit une hôtesse aussi attentive et délicieuse, Spot se servit un dernier verre.

(Encore un, Monsieur MANDLEBROT. Rien qu’un... pensa Adrian BETELA en lorgnant furtivement la pendulette murale. Maître PANIS était formel : le timing devait être précis.)

Quand Spot porta le verre à ses lèvres, Jahéva prit la parole en le regardant intensément.

« Je suis terriblement excitée par ce que nous allons pouvoir apporter à l’espèce humaine si notre projet fonctionne. J’aimerais tant être à votre place, Monsieur MANDLEBROT, mais ce travail dangereux n’est pas prévu pour une femme aussi sensible que moi. Je crois que je supporterais difficilement d’être enfermée si longtemps sous les flots. Mais vous, vous êtes un soldat, votre entraînement peut vous mener bien au-delà de ces peurs primitives, n’est-ce pas?

- Bien au-delà, c’est certain, fit Spot en souriant d’aise. Mais sachez, et je tiens à le déclarer en levant mon verre, que ce que ce n’est pas en tant que soldat que je vais remplir et accomplir ma mission. C’est en qualité de défenseur d’un progrès humain intelligent, de libérateur de l’humanité des entraves de toute éternité. » Spot leva son verre, invitant Maître PANIS, le Député et Jahéva à se joindre à lui.

Jahéva BETELA fit alors signe à Tim le petit matelot, pour qu’il les prenne en photo avec son Snapmatic, tous posant « à la table de l’espace restauration de la capitainerie du yacht « La Croix de TYKO ». Tim fit remarquer que la légende était un peu longue et ne tiendrait pas sous la photo. Il proposa avant le FLASH un simple commentaire: « FONDATION ».

« A la réussite de la Mission « FONDATION », lança Spot.

- A votre bonne chance!, Monsieur MANDLEBROT. » enchaîna Jahéva. « A FONDATION ! » lâchèrent en cœur le Député et l’avocat, en souriant et se jaugeant du coin de l’œil. Adrian BETELA avait trouvé subtil le stratagème de Jahéva et du petit matelot, car MANDLEBROT intégrerait le projet sous ce terme. FONDATION. C’était primordial dans le baptême symbolique des étapes de leur Grand Œuvre, s’ils voulaient que le Grand Maître se réveille.

 

Spot l’ignorait, mais Jahéva était passée maîtresse dans l’art du détournement d’information, et ces petits riens soulageaient considérablement l’atmosphère de complot qu’ils véhiculaient tous. En un sens, la réalité qui émanait autour des BETELAS était un agglomérat de ces petits mensonges, et leur entourage entier avait à un moment ou un autre joué un rôle toujours moindre et précis dans ces mises en scènes. Adrian admirait beaucoup le don de Jahéva pour cela ; elle mériterait bien son escale à Cuba sur le chemin du retour.

A 21 heure 17 précisément, une sirène retentit dans l’habitacle entier du Yacht. Par l’Interphone, la voix du Capitaine Thomas « LOBSTER » BLOSSOM prévint les occupants de l’Espace Restauration qu’ils se trouvaient à moins de 3 Miles du point de chute. Un léger serrement de l’estomac de Spot accompagna les mots de l’avocat qui déclara de sa petite voix sourde: « Monsieur MANDLEBROT, il est temps de nous préparer. »

Ils se levèrent de table. Le roulis était un tendre bercement que le Champion aurait aimé poursuivre dans la tiède ambiance de la salle de bal. Mais il devait effectuer la Mission qui lui avait été confiée. Tandis que le Député s’éloignait sur le pont pour admirer le point de vue du soir, et que l’avocat prenait les devants pour descendre aux niveaux inférieurs vers les cales, Jahéva resta près de Spot et le gratifia d’un certain regard. Du chagrin, pensa Spot. Je jurerai lire du chagrin dans son regard. Et de la tendresse. Comme l’Agneau face au Lion.

« Vous êtes si pur et innocent, Monsieur MANDLEBROT. » murmura Jahéva. Et Spot fut transporté par la certitude de devenir son amant dès la « Fondation » accomplie - quelque chose de tacite dans ses yeux bleus de danoise le lui faisait comprendre. Cependant, il ne répondit rien, tel un acteur de film noir des industries OLDYWOOD. Il se détourna et emboîta le pas à l’avocat. Par dessus son épaule, le Député lança à voix haute et claire à l’adresse de Spot: « Je reste ici, sur le pont. Je préfère ce point de vue. Maître PANIS vous guidera par contrôle radio, comme prévu. Quant à moi, je vous souhaite bonne chance. Je laisse à ma délicieuse femme le plaisir de vous aider à intégrer notre capsule. Prends soin de notre Champion, Jahéva. »

Jahéva attendit qu’Adrian feignît de se retourner vers le pont pour se saisir du bras de MANDLEBROT. Spot réalisait qu’une étrange alchimie se créait en lui. L’animal rompu à l’exercice d’obéissance aux ordres, le Chef de Troupe d’Intervention Directe, le boxeur battant et forgé de lui-même, l’assassin plus qu’occasionnel, toutes ces voix murmurant son remords d’avoir éliminé une arme terrible et magnifique de la surface de la planète, tous ces pans entiers de son être semblaient avoir disparus de son âme. De ce qu’il sentait être une âme ; quelque chose qui n’avait plus parlé en lui depuis son enfance. Il avait l’étrange sensation que, Jahéva ainsi suspendue à son bras, son âme était vierge.

« C’est votre Champion à vous que je souhaite devenir, Jahéva, avoua Spot de l’air le plus grave qu’il put, alors qu’ils descendaient vers la cale la plus basse.

- N’ayez crainte, Monsieur MANDLEBROT. Quand vous remonterez de là, c’est vous qui serez le Maître. N’est-ce pas, Maître PANIS? s’exclama-t-elle à l’adresse de l’avocat encasqué, déjà installé à son poste d’émissions radios à basses fréquences.

- Nous garderons un contact radio constant, grinça le petit homme, le rictus ridiculement gêné. Les postes sont déjà branchés. Toute la descente peut se faire en pilotage quasi automatique. L’arrimage devrait être absolument identique à celui que vous avez pratiqué en simulation. Le reste des instructions, pour le cas absolu où nous perdrions contact malgré nous, est enregistré sur bande vidéaudio. Vous pourrez toujours les suivre dès votre position stabilisée.

Une main légère vint se poser sur son épaule.

- A présent, précédez-moi, Spot. Je vais fermer le sas derrière vous. »

Jahéva mena Spot jusqu’au sas vertical ouvrant sur l’écoutille du bathyscaphe fixé sous la quille du yacht. Le bathyscaphe était d’une facture insolite. La grosse coque compartimentée, qui faisait office de corps à ce type de sous-marin miniature, était là reliée à un système d’écoutilles et de sas situé directement sous la quille du yacht. Considérablement aplatie, la forme de l’engin permettait officiellement une meilleure pénétration dans les profondeurs marines, le poids étant situé dans des compartiments incurvés vers la sphère d’observation, tout en bas de l’appareil. MANDLEBROT ne se posa pas la question de la remontée. Il renonça à cette angoisse en saisissant les premiers barreaux le menant au tunnel vertical descendant entre deux compartiments d’essence. Le tangage se faisait ressentir d’avantage dans cette partie du navire, compensatoire de la houle incessante de l’Océan.

Alors qu’il avait descendu quelques barreaux et que son corps entier fut passé dans le sas d’intégration, il leva les yeux vers Jahéva qui n’attendait qu’un signe de sa part pour fermer le sas pneumatique qui le séparerait du navire. Elle le regardait intensément, lui se contenta de sourire avant de poursuivre sa descente vers « le nid », la sphère d’observation qui le couperait du monde pendant plus de dix heures. Arrivé en bas, devant le sas du « nid » proprement dit, il frappa du poing trois fois la coque d’acier, signal convenu pour fermer l’issue supérieure. Jahéva glissa un « Bonne chance » avant d’enclencher la fermeture et la première phase de pressurisation du bathyscaphe.

Spot attendit qu’un voyant vert au dessus de la porte d’accès au « nid » remplace la lumière rouge. Sur la paroi d’acier, épaisse de 9 mm, avait été gravé l’emblème de la Confrérie de TYKO, un aigle tenant la Croix de TYKO dans sa serre droite, et dans l’autre un serpent qu’il dévorait. La tête de l’aigle était surmontée des treize étoiles du Monde Libre. La lumière verte apparut, et Spot put tourner la roue de la porte pneumatique qui ouvrait sur le nid.

Il avait déjà visité ces lieux, et s’y était habitué en simulation. Il reconnaissait tous les cadrans, du profondimètre au sonar, aux commandes magnétiques du largage de ballast des silos accolés aux flancs de la sphère. L’appareil radio émetteur était branché et diffusait déjà un message de Maître PANIS, pour le moment encore quelques mètres au-dessus. Les quatre Saisons de Vivaldi. Spot aurait préféré du rap’, mais savait qu’il devait au contraire faire preuve de beaucoup de sang froid. Ce n’était ni la guerre, ni un match de boxe.

Il s’installa sur le siège d’observation, face à la vitre-écran circulaire, qui pouvait faire office d’écran d’ondes courtes vidéo, ou de simple hublot scellé, grâce au jeu des cristaux liquides à intégration thermodynamique CBI. Il se saisit du micro émetteur et lâcha à PANIS, « SOLE à YACHT, pressurisation effectuée, installation opérationnelle, procédure de vérification des commandes enclenchée.

- Yacht à SOLE, reçu 5 sur 5. Procédure en cours. J’espère que vous appréciez l’installation et l’ambiance, Monsieur MANDLEBROT. Le sas est maintenant prêt à être rempli d’eau pour la pression finale. Actionnez l’ouverture sur l’écran 5.8 dès que vous vous serez assuré de l’étanchéité de la fermeture, témoin lumineux 7.09. Une petite lumière jaune.

- Etanchéité parfaite. Je lance la pression. Combien de temps va durer la descente selon vous, Maître?

- Près de cinq heures. Nous sommes actuellement au dessus d’un point plus profond que celui exploré dans la Fosse des Mariannes, où nous avions pu faire nos premières observations. Ce site est nettement plus propice à notre expérience.

- Plus profond, c’est cela?

- Plus profond et quasiment plat. Mais surtout, la présence d’activités volcaniques nous assure un engraissement riche du sol, malgré l’absence de photosynthèse. Et de la chaleur aussi. Si vous sentez une brusque remontée de température, n’hésitez pas à modifier votre position. Mais vous savez déjà tout cela, non, Monsieur MANDLEBROT ?

- Je n’ai rien oublié des simulations. Vous pouvez effectuer le largage, j’envoie le signal. Terminé. »

 

Le départ fut si rapide qu’il parut ne pas avoir eut lieu. Mais quand Spot brancha l’écran sur la fonction hublot, il put apercevoir le mouvement de la lumière sur la coque de métal de l’engin. Il descendait, à une allure considérable mais régulière. Sa position était stable et relativement horizontale, à part un petit hoquet vers l’arrière à un moment donné. PANIS lui expliqua qu’il devait s’agir d’un poisson quelconque bloqué dans les silos à eau de mer, et qui avait dû vouloir s’échapper. Au bout de quatre minutes, le bathyscaphe se trouvait à 75 mètres de profondeur.

« Vous allez bientôt traverser la thermocline, la ligne qui sépare les eaux chaudes et froides. Dans ces eaux plus denses, votre flottabilité va être augmentée. Vous pourrez procéder à un nouveau largage d’essence. »

Devant Spot, les eaux s’assombrissaient. Il n’y avait pas de vie, ou peu, dans cette partie du Pacifique. Et ses apparitions se feraient de plus en plus exceptionnelles en profondeur. Mais une fois la Mission FONDATION accomplie, le rapport s’inverserait. Une vie botanique grouillerait à plus de dix milles mètres de fond, et la vie organique en surface serait développée et florissante.

Depuis le yacht, Maître PANIS proposa à MANDLEBROT de discuter de poésie, pour tuer le temps de la longue descente. MANDLEBROT accepta de l’écouter, mais prévint son interlocuteur qu’il n’était pas versé en la matière. PANIS sourit à l’adresse de Jahéva à ses côtés, enclencha un petit magnétophone, se défit du casque qu’il transmit à la danoise, et s’allongea sur la petite couchette de Fix le matelot.

La bande magnétique défila en position lecture. On y entendait la voix de l’avocat qui s’adressait au Champion.

« Vous avez devant vous un insondable mystère, celui du gouffre des profondeurs de notre planète. L’homme y aurait mis le pied en des temps immémoriaux, quand l’Atlantide n’était qu’une petite île volcanique au large de la Crète. Vous connaissez les écrits de James WARDCHURCH sur MU, le continent englouti? Il le situe relativement sous ces latitudes. Nous ne sommes finalement pas si loin de l’Ile de Pâques, qui en serait une résurgence tardive. Voyez-vous, en dehors de l’expérience in vivo que vous allez nous aider à effectuer, vous allez peut-être avoir la chance de découvrir les vestiges inconnus d’une civilisation antédiluvienne. Vous n’aimeriez pas? Nous pourrions apporter en plus à l’Humanité une connaissance plus approfondie de son passé, des sources de ses civilisations si éclatantes égyptiennes ou minoennes.

La voix de l’avocat se faisait de plus en plus lente, douce. Spot reconnaissait les techniques d’hypnose légère pour les avoir subi durant ses répétitifs entraînements militaires. D’habitude, il s’y pliait sans résistance ; mais là, le procédé lui parut déplacé. Il interrompit l’avocat.

« Gardez votre mesmérisme pour les cours de Justice, Maître. J’ai déjà suffisamment de mal à conserver une notion réaliste du temps. Depuis combien de temps la descente est elle amorcée? »

L’avocat dormait déjà, et ne pouvait pas répondre. Jahéva ne paniqua pas. Elle interrompit la bande, brancha le vocodeur dérivé au micro et répondit à MANDLEBROT: « Vingt minutes et 12 secondes, Monsieur MANDLEBROT. Vous savez des choses sur la subjectivité du temps? Voulez-vous que je vous cite ce qu’en ont dit les poètes. » Elle s’interrompit et relança la bande magnétique sur un nouveau passage préprogrammé.

MANDLEBROT entendit un petit sifflement avant la réponse de l’avocat, qui semblait s’être plus hypnotisé lui même que quiconque. Il ne démordait pas de son laïus sur la poésie lyrique.

« Lord DUNSANY vous connaissez? « Le Temps ne tuera jamais les Dieux. Ils mourront au chevet du dernier homme. Alors le Temps, désormais seul, sombrera dans la folie, incapable qu’il sera de reconnaître les heures des Siècles. Ceux-ci tourbillonneront autour de lui, exprimant leur peine à grands cris, jusqu’à ce qu’enfin il pose la main sur leur front et, sans les voir, leur dise: « Mes enfants, je ne sais plus qui d’entre vous est qui. » Et sur ces mots du Temps, les mondes déserts sombreront.

- Je n’apprécie pas particulièrement, Maître PANIS. J’aurais plutôt envie d’entendre des commentaires plus techniques sur notre Mission, vous ne voulez pas? »

A nouveau un léger sifflement. Puis, plus rapide, une réponse de la voix de l’avocat, mais avec quelque chose de différent dans le timbre. De la déception?

« Monsieur MANDLEBROT, vous pouvez brancher le pilotage semi-automatique si vous le voulez. Je peux aussi me taire, mais je crains de perdre le contact avec votre appareil. Nous commençons déjà à ressentir les effets de la pression, les ondes sont retardées. C’est pourquoi je crois préférable que l’un ou l’autre parle sans cesse pour vérifier que nous n’avons pas perdu contact. Et puisque je ne veux pas vous déconcentrer de vos écrans, je me plie à l’exigence d’être l’incorrigible bavard de cette liaison. Vous me suivez ? Yacht à SOLE, me recevez-vous ? »

MANDLEBROT connut la tentation de ne plus répondre, de laisser glisser l’appareil dans les profondeurs en respectant ce silence sépulcral. L’air du nid se fit très soudainement plus froid, et l’appareil cessa brutalement de descendre. « SOLE à Yacht. La thermocline, j’y suis Maître PANIS. Je largue un filet d’essence pour réamorcer la descente. Le profondimètre m’indique 90. Silence sonar au dessous. Tout est normal.

- Yacht à SOLE. Reçu. Parfait, Monsieur MANDLEBROT. Vous allez pouvoir accélérer la descente sur les cinq prochain mille mètres. Je ne pourrais jamais vous fournir suffisamment d’instructions pour occuper les deux prochaines heures, Spot. Voudriez-vous que nous vérifions si tout le matériel répond aux commandes de test ? Qu’en est-il du sphéroïde Graine 01 ?

- Sphéroïde 01 paré. Explosif préliminaire au trinitrotoluène paré. J’ai un signal de commande dérivée, j’ignore à quoi cela sert, je ne l’avais pas en simulation. Cadran 6.09. A vous. »

 

Il se passa une chose étrange, qui remplit Spot d’un terrible pressentiment. Les phares latéraux s’allumèrent en clignotant deux fois. D’eux mêmes. Puis l’avocat fit entendre son rire, un curieux rire que Spot aurait pu attribuer à Jahéva. Il se dit qu’il devait halluciner.

« Voilà à quoi sert cette commande, Monsieur MANDLEBROT. Je suppose que vos phares se sont allumés par deux fois ; je le pense car nous en recevons l’écho terminal sur notre radar. C’est pour pouvoir vous situer en cas d’impossibilité de nous contacter. Toutes nos commandes sont parées de notre côté. Que voyez-vous, Monsieur MANDLEBROT, si vous allumez vos phares. Du plancton ?

- Oui, répondit MANDLEBROT après avoir éclairé sa descente. Du plancton, amorphe, qui défile à grande vitesse sous mes yeux. Tout est gris autour. Toutes les couleurs se sont fondues en un amas de gris vitreux. C’est absolument uniforme. S’il n’y avait pas ce plancton qui défile comme une neige qui remonte, je me croirais suspendu dans le vide véritable. La température a fraîchi. Je m’apprête à enfiler un maillot sec contenu dans la housse de survie. SOLE à Yacht, me recevez-vous ? A vous. »

 

Rien, le silence. Pas de réponse. Pas même la moindre onde morse. Le silence et le vide, gris, de moins en moins nébuleux. Impossible à vivre en simulation. Terriblement absent de toute considération pour la vie, aussi infime soit elle.

Pour Spot, cela représentait une Mission vraiment particulière qu’aurait mieux rempli n’importe quel plongeur expérimenté. Mais on avait préféré faire appel à un mercenaire, Mass CANIBAEL à l’origine, puis lui. Quand il avait accepté de s’investir, la Mission consistait à larguer dans les grandes profondeurs océanes un prototype d’algues breveté dans une industrie pharmaceutique appartenant de loin au Député BETELA. Mais pas d’affronter ce vide. Effectuer des simulations, vérifier les étapes de la descente, du semis et des premiers signes de développement, rien d’exceptionnel pour un ancien soldat comme lui habitué aux techniques de contaminations. Mais il se trouvait dans un état psychologique épouvantable, acculé par la Justice Balkanique pour le meurtre soit disant prémédité de Mass CANIBAEL, en extradition surveillée par Maître Johann PANIS, en mission pour le Député BETELA et ses intérêts humanitaires, vidé de toute essence et grisé par le risque d’un amour interdit. Tout semblait lui dire qu’il était tombé dans un piège. Qu’il ne sortirait pas d’ici vivant. Qu’on lui avait fait miroiter des sornettes.

Furieux d’avoir perdu contact (il aurait encore préféré subir les divagations de Maître PANIS), il éteignit ses phares qui n’éclairaient d’ailleurs plus rien. Il médita dans le noir, en gardant l’attention sur un éventuel signal radio ou le goutte à goutte redouté d’une fuite dans le sas de sécurité.

Il avait du mal à croire qu’elle lui avait menti. Jahéva BETELA avait été claire : on faisait appel à lui pour remplacer Mass CANIBAEL, mercenaire de longue date des opérations privées des BETELAS, et exécuté par son adversaire, maintenant en instance de procès en cours criminelle. PANIS payait la liberté sous caution de l’ancien soldat, s’il acceptait la « Mission FONDATION », comme ils l’avaient baptisée sur le yacht. Et en gracieuse contrepartie, on offrirait à MANDLEBROT une retraite discrète et reposante aux frais des partis politiques internationaux de la fameuse « Ligne Aticale » dont BETELA était l’un des premiers segments ; il rejoindrait le clan des nantis en Floride ou en Afrique du Sud, loin des regards vampiriques des médias internationaux, et pourrait pratiquer en amateur tous les sports de combat qu’il voudrait, tandis que Maître PANIS ferait plaider sa grâce par ses meilleurs élèves juristes.

« Un putain de conte de fées, oui ! SOLE à Yacht, me recevez-vous, pour l’amour du Ciel, me recevez-vous ? »

Un faible grésillement. Des mots ?

 

 

A plusieurs milliers de mètres au dessus, à la surface, le navire au voiles noires et bleues reprit la route. Il s’éloigna dès le premier vent favorable. Une petite balise automatique avait été lancée au lieu d’immersion du bathyscaphe. Elle devenait de plus en plus petite dans l’œil du Député BETELA. Il regagna la cabine de la capitainerie, et se plaça face aux commandes. Le Capitaine LOBSTER avait mis les moteurs suppléants en marche. Il leur restait deux heures environ avant que cet endroit ne devînsse un Enfer. Le ciel se couvrait, la nuit allait tomber prématurément. Si les vents étaient violents, ils allaient devoir endosser les combinaisons antirad’. Le Capitaine LOBSTER fit un léger signe de la main au député, façon nous y arriverons.

Tout ce qu’espérait encore le Député, c’était d’avoir su être suffisamment convainquant lors de sa rencontre à Tahiti avec MANDLEBROT. Il l’avait trouvé méfiant, le regard en coin comme celui d’un animal traqué. Il n’avait pas compris en quoi le choix du Grand Maître s’était cristallisé sur ce monstre ; une musculature impressionnante, certes, mais un faciès vraiment repoussant, bestial. Rien de ce port de tête aryen et altier qu’arborait le Député sur ses affiches électorales. Aussi, quand Jahéva et PANIS revinrent d’Europe en compagnie de l’élu de la Mission, le Député BETELA avait dû lutter contre la tentation de rire aux éclats.

De son côté, Spot avait trouvé suspect l’accueil du Député, allongé sur un transat, dans la tenue clichée du touriste en villégiature, le verre de Ti’Punch à la main et l’arête du nez ridiculement rougie par le soleil. Suspect et ironique. Mais ce n’était qu’à présent, plongé dans les ténèbres océanes, qu’il chercha à mieux comprendre. Il pensait pourtant avoir été suffisamment méfiant ; quand il avait demandé de quelle ampleur était l’œuvre humanitaire, le Député lui présenta Sir Julian BLANDERDASH, responsable du département Recherches et Développements des industries pharmaceutiques GII-FARBEN. Il allait sans dire que la majorité des parts appartenaient au Député.

BLANDERDASH était un homme d’une cinquantaine d’années, à la peau hâlée par le Soleil d’Afrique du Sud. Il était affable, d’une façon plus professionnelle cependant que Maître PANIS. Il répondit à toutes les questions que Spot lui posa, en commençant par lui projeter un film de l’entreprise GII-FARBEN / GERMINSTON. Il y était présenté la culture expérimentale sous hautes pressions d’un type d’algues sous-marine, dont les nutriments condensés révélaient un apport diététique d’une richesse hors normes. L’enjeu de l’actuelle mission était d’expérimenter une culture en terrain réel, d’en observer et quantifier le rendement, pour en produire ensuite en quantités industrielles, et ainsi développer tout le secteur encore frileux de l’aquaculture. On concluait par l’enjeu humanitaire ; GII-FARBEN pensait pouvoir apporter là le palliatif idéal aux famines et aux peuples sous-alimentés, pour une culture aussi aisée, voire plus, que celle du riz, et un rendement plusieurs centaines de fois supérieur à celui de la pomme de terre. Au fond, Spot MANDLEBROT se foutait bien de tout cela. C’était les risques qui lui importaient. Et les contreparties.

Jahéva, la projection terminée, avait fait ressentir son besoin d’un cigare. Le Député, célèbre pour sa loi européenne de Lutte contre le Tabagisme, lui avait fait les gros yeux, et avait quitté le salon pour regagner le patio. Maître PANIS trouva quelques secondes plus tard un prétexte pour le suivre. BLANDERDASH s’évertuait à maintenir l’attention de MANDLEBROT sur la partie technique de l’opération. MANDLEBROT lâcherait en bathyscaphe une coque métallique contenant les cellules mères d’algues, après avoir terrassé au trinitrotoluène un terrain situé à plus de 10.000 mètres de profondeur. Il devait ensuite déposer une caméra à infrarouge sur le site, s’assurer que tout était connecté, puis remonter. MANDLEBROT acquiesçait, mais ressentait une certaine gêne ; Jahéva, jusqu’alors froide et distante, ne cessait pas de le fixer, et, tout en consumant son Havane, marqua progressivement un sourire de plus en plus dévastateur. Cela devait marquer le début de son revirement d’attitude. Sir BLANDERDASH avait fini par conclure:

« Je donnerai cher pour recouvrer ma jeunesse et descendre à votre place, Monsieur MANDLEBROT. Mais inutile de vous cacher que cette Mission relève de l’exploit athlétique. Vous devrez manœuvrer des bras métalliques sous plusieurs tonnes de pression. Votre entraînement nerveux devra aussi être sans faille pour ne jamais céder à la panique. Quant à l’apprentissage des manœuvres, nous avons fait élaborer chez CBI un programme de simulation répondant aux relevés topographiques exacts de la zone que vous aurez à ensemencer... » Et Spot comprit à ces mots tout l’honneur qui lui était accordé, d’ensemencer un Océan pour en faire un Paradis nutritif. Et le regard insistant de la superbe femme du Député BETELA mettait du baume au cœur du Champion. Sa récente victoire le dégoûtait encore, et il avait accepté cette mission, qu’elle soit ou non dangereuse, comme son dernier contrat, sa dernière solde. Il sortit de cet entretien convaincu de la bonne foi des BETELAS, de Jahéva surtout, si belle et altière, et il sentait ses artères vibrer comme depuis fort longtemps à l’idée que cette mission réussisse. On parlerait bientôt de Spot MANDLEBROT comme le premier aquaculteur du Monde Moderne à venir, un Monde dépouillé de Famine, aux guerres inutiles, où nul n’aurait plus à devenir une machine à tuer pour protéger le Monde Libre.

Car ce serait bientôt partout le même Monde et la même Liberté.

 

A 8230 mètres, il largua un peu de lest pour réduire sa vitesse de descente à 6O centimètres par seconde. Les courants sous-marins à cet endroit lui étaient inconnus, et, en l’absence de liaison de contrôle radio pour le mettre en garde, il ne voulait pas risquer de s’écraser par mégarde contre une paroi de la fosse abyssale. Il arrivait au seuil des 9OOO mètres, où il devait effectuer une série de mesures avant de toucher le fond, quand tout à coup la radio fit entendre un choc violent suivi d’un craquement sourd. Augmentant le volume sonore, Spot entendit ce qu’il pensa être des mots, mais qui ne lui étaient pas adressés.

O Heil TYKO,

wie sofort ist es Belung,

wie sofort die Machtelung

frage Ich, der Beeinburgmeinster

Aus der TÜr

der Swas

den Weltmacher.

Die Antwortung war so gehle

Das sie machtelegele,

Sie sagt, mit der verÄndern,

Oder mit kleinen Belen

IchbinderunsIchbindereinIchhabekunstIchhabe

kein.

 

Spot crut avoir rétabli le contact avec la prose ânonnante de l’avocat, quand il remarqua qu’il s’agissait des instructions préprogrammées de l’appareil qui s’étaient automatiquement mises en route. Mais cela n’avait rien de commun avec des instructions. C’était une voix ralentie, comme constituée de plusieurs échos. Le hublot bi-fonction s’éclaira d’images de synthèses du même type qu’en simulation, à la différence qu’au relief sous-marin reconstitué s’ajoutaient les dessins de constructions cyclopéennes, comme édifiées pour les Dieux. Une gigantesque cité qui, même en ruines virtuelles, évoquait le poids d’une connaissance et d’un pouvoir incommensurables. Et l’impression de descente semblait synchrone avec ce que rapportaient les témoins du profondimètre.

Passif, à la fois terrifié et fasciné, Spot MANDLEBROT assistait avec effroi à la fermeture du piège dans lequel il s’était laissé prendre, sans pouvoir comprendre Pourquoi. Un intérêt supérieur semblait régir toute cette mise en scène. Il était manipulé, c’était clair, mais ne comprenait pas l’intérêt de sa présence dans le bathyscaphe quand tout aurait pu être fait par programmation. Des taches noires éclatèrent devant ses yeux, tandis que les voix de la bande d’instructions psalmodiaient avec monochordie. Saisi de vertiges, Spot trouva plus difficile de respirer. Un regard appuyé sur le contrôle de pression lui apprit comment il était en train de mourir. L’aiguille 00.54/3 de la ration d’oxygène venait de passer brutalement d’une autonomie de 20 heures au zéro absolu. Puis ce fut le néant.

 

Dans les profondeurs abyssales, tertres océans, le bathyscaphe SOLE atteignit le fond, horizontal et chaud, près d’une faille tectonique au repos, dont les lentes coulées de lave s’avachissaient mollement sur les bords comme des lèvres vulvaires. Une petite boule d’acier glissa de dessous l’appareil et s’ouvrit en étoile, libérant des spores microscopiques qui se plaquèrent immédiatement au sol sous l’énorme pression. Puis un bras métallique fit passer au dehors une autre coque d’acier, oblongue et dorée, ornée de l’emblème de la Confrérie de TYKO. L’obus fut éjecté sur une trajectoire basse et s’engouffra dans le flot lent de lave qui se figeait autour de la faille en débordements gris acier.

 

Quelques secondes plus tard, ce devint l’enfer nucléaire.

Spot MANDLEBROT / Adrian BETELA

Leur EPISODIE

Première partie : Racines au pouvoir

3. Invocations

Episode 07

Deuxième partie : Le Volcan dans l'Océan

4. Fondations

Episode 12

Episode 15

6. Manipulations

Episode 25

 

Prochain épisode :

Episode 13 : 4.Fondation / Hyt KOULADYB - Pierre PAÏEN

La suite directe de la narration

Episode 15 : 4.Fondation / Adrian BETELA

 

Retour Accueil OKéANOS

 

DONNEZ VOTRE AVIS SUR OKéANOS

PLAN PERSONNALITES SERVICES ACCES AUX EPISODES

IMAGES

BANDE-SON