OKéANOS Episode 15 |
OKéANOS 4. Fondations. |
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Malgré le danger croissant d’être pris dans la zone de déflagration qui ne tarderait pas à se définir, le vent du soir et la lumière moirée du Pacifique ne cessaient pas d’émerveiller le Député Adrian BETELA. Bien qu’il soit né en plein milieu du continent européen, à CHORAZIN, il se sentait sur ces flots déjà presque chez lui. Maître PANIS, qui devait encore dormir à cette heure-ci, affirmait que le site propice à la Fondation se verrait de loin grâce à un ensemble de signes impressionnants. Et précis, avait ajouté l’avocat, sans préciser pour autant de quoi il pourrait s’agir. Ainsi, BETELA ne savait toujours pas à quoi s’attendre. Tout ce qu’il concevait, c’était qu’ils allaient donner corps au projet. Le reste pour lui était de l’ordre de l’occultisme de bazar, des symboles pour initiés obscurantistes et conservateurs. Maître PANIS et les frères de La Confrérie de TYKO faisaient leurs choux gras d’intrigues absurdes portant leurs fruits plus de mille ans après leurs instigations ; pour le Député BETELA, c’était de la folie, une folie douce tant qu’elle resterait à son service. Car ses objectifs étaient plus directs : passer d’un siège de député européen à celui de Chef d’un nouveau gouvernement. Si tout se déroulait comme prévu, il serait bientôt le propriétaire unique et universel du pilier central du Monde Libre. Et c’est tout ce qu’il concevait de miraculeux ou de magique pour l’instant. Maître Johann PANIS posait toutefois un problème. Adrian BETELA trouvait l’avocat de plus en plus fuyant, secret, obscur. Il parlait volontiers du Grand Retour, mais devait toujours faire un effort pour considérer le Député comme futur Gouverneur. De plus, PANIS semblait de jour en jour plus abruti par ses somnols, et ne jurait plus que par la recapitation du Grand Maître, l’œil toujours plus hagard et illuminé. Lorsqu’il était sorti du sommeil, porteur des éléments précis du Rituel de Réveil, PANIS avait eu ce regard bleu noir qui depuis ne l’avait plus quitté. « Ce songe n’était pas le mien Adrian, avait-il déclaré alors, mais j’ai très clairement senti que l’élu sera à DYOTONOS, et que le site sera marin, comme l’avaient laissé présager les prophéties du Cthaat Aquadingen. » BETELA l’avait envoyé, escorté de sa femme, chercher l’élu mystérieux à DYOTONOS et les avaient attendu à TAHITI, prêt à embarquer. BETELA n’avait finalement pas apprécié MANDLEBROT, et à cette heure sur le pont, tandis que montait la nuit, il doutait toujours que le stupide héros de guerre fût bien le sacrifice idéal. Dans sa jeunesse, lors de la restructuration de certains partis nationalistes en Ligne Aticale, on se délectait plutôt de vierges ou de surdoués. Et l’hypothétique Grand Maître endormi semblait en avoir toujours été satisfait. Pour BETELA, il ne faisait aucun doute que PANIS était devenu fou. C’était le lot des illuminés ; tôt ou tard leur santé mentale s’effritait d’avoir trop été sollicitée par les Muses. Bientôt, pensa-t-il, il va vouloir retourner ses pseudo sortilèges contre moi, comme il l’a fait avec la vieille RAINIER, pour vouloir prendre ma place ou je ne sais quoi. Il va falloir m’en débarrasser, c’est certain. Une chance encore que tout soit programmé, il me sera beaucoup moins indispensable... En laissant dériver ses pensées sur l’exécution la plus discrète et la plus appropriée à l’avocat, Adrian BETELA descendit dans la salle de contrôle radio qui les reliaient au bathyscaphe. Jahéva réglait sans cesse le curseur de réception d’ondes courtes pour déterminer à quel point de l’invocation en était SOLE. L’avocat avait croisé ses gros doigts boudinés sur le ventre et dormait profondément, la bouche entrouverte. D’ici, presque au niveau de la quille, on entendait mieux les moteurs suppléants qui s’étaient mis en marche pour les éloigner au plus vite du site de Fondation. Adrian posa sa main droite sur le bras de sa femme qui, encasquée, ne l’avait pas entendu entrer dans la salle radio. En ôtant ses récepteurs, elle lui sourit de façon radieuse et épanouie. « Tout se passe bien, Adrian. A l’heure qu’il est, Spot doit déjà dormir, si toutefois Tim a bien compté les verres de vin. Nous en sommes aux invocations finales. Maître PANIS les a chuchotées dans son sommeil simultanément à la bande enregistrée. Je crois que l’explosion est imminente, mon chéri. » A ces mots, Adrian blêmit. « C’est beaucoup trop tôt ! Nous ne sommes pas suffisamment éloignés du site ! » Et comme pour illustrer la terreur du Député, une forte secousse vînt remuer la coque du navire de bas en haut et de haut en bas. Jahéva tomba à terre, Adrian tenta de se rattraper aux bords de la radio, et l’avocat hurla dans son sommeil: « Le cinquième ange sonna de la trompette, et je vis une étoile qui était tombée du Ciel et la Clé du Puits de l’Abîme lui fut donnée. Elle ouvrit le puits de l’abîme, et il s’éleva du puits une fumée semblable à celle et le Soleil et l’air furent obscurcis
Adrian crut que l’avocat était réveillé. Il aida Jahéva à se remettre sur ses pieds, malgré un incessant roulis d’amplitude croissante, et tous deux se dirigèrent vers la couchette. Les yeux de Maître PANIS étaient toujours fermés, mais l’on pouvait deviner une importante activité musculaire sous ses paupières. Il rêvait. Jahéva le secoua par l’épaule, doucement tout d’abord, puis de façon plus insistante. Adrian l’interrompit. « Il nous faut remonter à la Capitainerie, Jahéva. Je crois qu’il va nous être nécessaire d’enfiler les combinaisons antirad’ ; le Capitaine en a gardé pour nous. Viens. Dépêche-toi. » Le couple BETELA, arrivé en haut de l’échelle qui devait les conduire aux cabines, réalisa avec effroi que le sas était bloqué. Dans la position périlleuse dans laquelle ils se trouvaient, ils n’arrivaient pas à pousser la chape de métal. Quelque chose les en empêchait. Ils allaient devoir passer par les soutes puis l’extérieur, sur le pont, pour rejoindre la Capitainerie. L’avocat toujours en catalepsie fit entendre un rire sinistre et grinçant. Le Député le maudit de tout cœur et ne regretta pas de devoir le laisser derrière lui. On pouvait déjà pressentir, dans la soute, l’ampleur de ce qui se déchaînait au dehors. En remontant sur le pont, toujours à la merci d’intenses secousses, ils découvrirent avec effroi un Océan intempestif. La houle les faisait monter et descendre selon des variations de plus en plus chaotiques, et des vagues venaient se fracasser contre les plats bords. Les embruns les trempèrent en quelques instants, et ils durent se cramponner fortement à la rambarde de sécurité pour ne pas risquer de glisser. Leur progression vers la cabine du Capitaine était lente et périlleuse. Renonçant à se couvrir le visage, Adrian risqua un nouveau coup d’œil sur l’océan. C’était bien ce qu’il lui avait semblé voir : des vapeurs blanches et ectoplasmiques se dessinaient depuis la mer et tentaient de remonter jusqu’à eux. Des formes hallucinantes se devinaient à travers les embruns en surnombre, on aurait pu croire à des crocs, des fouets, des tentacules de fumée. Jahéva aussi les voyait, mais son regard fixait un point précis du ciel. Elle tenta de communiquer avec le Député, qui comprenait mal le sens de ses mots: « ...Droit devant... horizon... un tapis volant !... Vois ?… » Un court instant, elle lâcha la rambarde pour désigner du doigt ce qu’elle voyait. A ce moment précis, une haute vague semblable à une mâchoire se dressa de toute son impressionnante hauteur et s’abattit sur Jahéva et le Député. Celui-ci se cramponna d’avantage, et quand la vague reflua, il ne vit plus sa femme. Affolé, maudissant encore la lenteur des moteurs suppléants et l’impatience de PANIS à mettre en marche le dispositif explosif de l’ogive nucléaire du bathyscaphe, le Député chercha, au milieu des rugissements du vent et des vagues, à atteindre le système d’alerte, un bouton rouge situé en divers points du pont. Il y en avait un à moins d’un mètre de sa main, et il s’élança en avant pour venir le frapper. Aussitôt, une sirène retentit dans tout le bâtiment, et les deux matelots Fix et Tim firent leur apparition. Tim avait revêtu un ciré jaune fluorescent, et Fix tendait un harnais de sécurité au Député. « Jahéva ! hurlait-il à l’adresse des matelots. Elle vient d’être emportée ! Emportée ! » Il désignait du doigt le point où elle avait disparu, puis l’océan en furie. Le courageux Tim lui fit signe qu’il avait compris, et déverrouilla les sûretés d’un des deux canots de sauvetage. Sitôt descendu sur les vagues, Tim y sauta, porteur d’une bouée noire et bleue aux armes de la Confrérie. Dans les yeux du Député, les embruns salés le disputaient aux larmes. Fix l’aida à s’harnacher, les mains rendues glissantes par la pluie. Lorsque le déclic résonna dans la boucle métallique, le matelot releva les yeux vers Adrian, l’air compatissant. Il l’entraîna ensuite vers l’avant du pont où ils pourraient regagner la Capitainerie. Adrian BETELA entendit distinctement des voix ; ce n’était ni les matelots, ni des appels au secours, mais une sorte de mélopée accompagnant le vent. « Le vent ne saurait pas proférer ces sons, ce n’est pas possible » pensa-t-il à voix haute. C’était de plus en plus frappant. Les sons venaient du pont avant. TYYYYYY-KKKOOOO. TYYYY-KKKOOOOOOOOOO. Arrivés à la fin de la courbe du pont qui ouvrait sur la proue, Adrian et Fix virent une silhouette lancer ses invocations face à l’océan. Il n’y avait pas de doute possible, Maître Johann PANIS, nu, les bras levés, hurlait des sons qu’une seule gorge eut été incapable de proférer. Il semblait briller de la même lueur laiteuse que les formes qui se dessinaient à la surface des eaux, qui maintenant laissaient voir des éclairs brillants remontant des profondeurs vers le yacht. Les vagues qui s’abattaient sur l’avocat lui passaient au travers. Fix tenta de l’agripper pour le tirer d’affaire, mais sa main ne saisit qu’un vide froid. BETELA lui fit comprendre qu’il ne pourrait rien y faire, et qu’il vaudrait mieux se mettre à l’abri. Ils allaient atteindre la porte de la cabine de pilotage quand une nouvelle secousse, plus violente que la précédente, vînt remuer le yacht et déstabilisa les deux hommes. Fix heurta violemment la rampe de sécurité de sa tempe droite, mais resta conscient. Adrian crut un instant que les flots devenus verticaux allaient l’engloutir à son tour, mais il fut retenu par le harnais en un CLAC retentissant. C’est à cet instant qu’il la vit pour la première fois. Laiteuse et fantomatique, une île se dessinait aux travers des embruns. Elle devait être gigantesque, car, située sur la ligne improbable de l’horizon, elle recouvrait pourtant plus de la moitié de son champs de vision. Parmi les sons divers, rugissements du vent, fracas des vagues sur la coque, imprécations impossibles du corps d’éther de l’avocat, sirène d’alarme régulière, le Député entendit une note stridente émaner de la cabine de pilotage. Tétanisé par la fureur des événements et la vision de l’île qui semblait grossir et mousser comme des blancs en neige, Adrian BETELA fut tiré par le matelot à l’intérieur. Refermant immédiatement la porte coulissante en bois noir, Fix dévisagea le Capitaine « LOBSTER ». BETELA remarqua que le plancher, tanguant au gré de la tempête, marquait un angle inquiétant vers l’arrière. Une lumière rouge illuminait tout le tableau de bord et le visage du Capitaine. « Nous coulons ! Une voie d’eau s’est infiltrée à l’arrière, sans doute dans la salle radio ! Fix, emmène le Député sur le second canot et tâchez de rester vivants ! Exécution ! » Fix protesta. Il ne laisserait pas couler son Capitaine. L’alarme stridente rythmait les battements du cœur du Député, hagard et transi. A l’idée de retourner sur le pont, un frisson de dégoût lui parcourut l’échine. Mais le Capitaine « LOBSTER » n’en démordait pas. « Saisissez-vous des combis antirad’, elles sont prêtes. Il n’est peut-être pas trop tard. Je reste avec mon navire. C’est une question de survie pour vous deux. La Confrérie ne tolérerait pas une couardise de ma part ! Fonce, Fix ! Sauve le Député ! » Une violente embardée vers l’arrière accéléra le processus. La porte coulissante s’ouvrit violemment et resta coincée. Adrian se ressaisit tout soudain, et tira Fix de son admiration suicidaire pour le Capitaine Thomas « LOBSTER » BLOSSOM. Ils prirent les combinaisons, ressortirent de la cabine, s’agrippèrent à la corde toujours harnachée à la rampe de sécurité, et Fix déverrouilla le second canot qui tomba dans les flots. Une fois sa quille tant bien que mal stabilisée, Fix aida le Député à passer par dessus bord. Adrian sentit un violent vertige lui couper les jambes. Il y eut un moment d’éternité, plongé dans les rugissements et l’écume acide des embruns qui leur fouettaient le visage, puis BETELA sauta. Avant d’être assuré que le Député avait bien atteint la sécurité relative du canot, Fix plongea à son tour. L’impact les fit chavirer dangereusement, mais ils étaient tous deux sains et saufs, dans le canot. Le matelot fit jouer ses réflexes de survie, et se saisit d’une gaffe pour les éloigner du yacht qui tanguait en coulant et risquait de les emporter dans le siphon de son immersion. L’instant d’après, il conseillait en hurlant au Député qu’il vaudrait mieux qu’il s’attache solidement au canot qui, lui, ne coulerait pas, tout en ouvrant le coffre d’urgence. Il en sortit un tube rouge, tira sur une ficelle à son extrémité, et une fusée d’alerte partit en sifflant vers le ciel. La tempête recouvrit tout. Adrian BETELA avait l’impression de vivre la terrible expérience de MANDLEBROT, être immergé vivant. Sa respiration était difficile, il était transi de froid et terrifié par la force des éléments aquatiques. Fix revêtit sa combinaison prestement, puis aida le Député, qui n’osait pas lâcher la corde qui le retenait dans le canot, à en faire autant. Un rugissement plus violent que les autres se fit entendre. Tout était sombre et humide autour d’eux, mais ils purent distinguer de loin une muraille d’eau foncer dans leur direction en mugissant. Il sembla au Député que ce fut un être vivant, titanesque et effroyable. Sa vitesse et sa taille n’était pas évaluable, trop énorme et terrible. Avant d’être submergé, BETELA pensa avec effroi qu’il devait s’agir d’un résidu du Déluge hantant les eaux du Pacifique. L’instant d’après, il perdit conscience.
Plusieurs pensées s’enchevêtrèrent. Le contact était froid et gluant. La respiration pénible, la gorge et la peau asséchée. Il allait demander un verre d’eau à Jahéva quand il se rappela qu’elle avait été emportée par une lame de fond. A ce moment précis, tout lui revînt en mémoire, jusqu’à l’énorme vague. Adrian BETELA ouvrit les yeux. Il était toujours attaché, mais à un débris du canot de sauvetage. Il n’avait pas coulé, et la flottabilité du matériau l’avait probablement sauvé des profondeurs abyssales. Il se réveilla allongé sur un tapis gluant d’algues bleues noires, épaisses et gigantesques. Un grondement incessant se faisait entendre. C’était réel, non pas dans sa tête. C’était le même grondement qu’il avait entendu au Japon en 1995, lors du tremblement de terre de KYOTO. Le son de la colère de la Terre. Tout était désespérément sombre devant lui, bien que fugitivement éclairé de lueurs chaotiques et intermittentes. Il était allongé sur le flanc, et pivota pour s’allonger sur le dos. Le ciel était obscur, mouvant, comme si la nuit était trouée par endroit de bouts de ciel plus clairs. La tête lui tournait. La soif le tenaillait. L’atmosphère était chargée de gaz et de soufre. Adrian comprit que le ciel était obscurci par les fluctuations d’une intense fumée, d’un nuage de cendres qui tentait de se disperser et se diluer dans les airs. Levant douloureusement les épaules et la tête, il vit qu’il se trouvait sur une vaste plage recouverte de ces algues bleues noires et légèrement luisantes. Devant lui, l’océan venait échouer ses bancs d’écume en petits tas mousseux et insalubres. Derrière lui montait une pente aiguë, noire, qui laissait la place à une gigantesque montagne fumante en son sommet. Un volcan ! Une île volcanique ! Nous avons réussi ! Nous avons donné naissance à une terre nouvelle !... Un instant, le Député eut l’envie de sauter de joie. Mais il repensa immédiatement à tous ceux qui avaient du périr dans le naufrage. Le Capitaine. Tim. Fix qui l’avait escorté jusqu’à l’océan. Maître PANIS qui avait sans doute péri dans son sommeil quand la brèche d’eau avait englouti la salle radio. Et Jahéva. Disparue. Emportée. Sacrifiée elle aussi au projet insensé de la Confrérie. Cela avait marché, mais à quel prix ? Survivrait-il à son tour sur cette terre vierge de toute vie ? Tâchant de se relever sans glisser dans l’amas d’algues, il réalisa avec horreur que sa combinaison antirad’ était en lambeaux. Et le site devait être horriblement radioactif. S’il survivait au naufrage, il périrait dans quelques semaines des suites d’irradiations. La partie était perdue pour lui ; on accepterait jamais un faible pour chef, même à titre honorifique. Si son abattement était profond, quelque réflexe subconscient joua en lui. Il lui faudrait vivre tant qu’il pourrait. L’émergence de l’île ne passerait pas inaperçue, et une équipe quelconque viendrait certainement visiter l’île une fois le nuage de cendres dissipé, ce qui ne tarderait plus. Il devait manifester sa présence, et surveiller les flots dans l’éventualité d’un navire à l’horizon. Aussi tenta-t-il maladroitement une ascension vers le sommet de l’île, au plus près possible du cratère, au plus haut point foulable par ses pieds meurtris. En cherchant un chemin possible vers les sommets, il repéra un courant de lave qui se jetait en perles de feu dans l’océan. Il suffoquait mais sa ténacité l’aiguillonnait. Il remonta le courant en suivant la berge de la rivière de lave, et parvint à quitter la plage couverte d’algues sans doute radioactives. Le sol était chaud et noir, recouvert d’une couche de cendres molles. Parfois ses pieds s’enfonçaient lentement. Quelquefois, il percevait à travers une percée du sol un courant plus souterrain de magma. Il gravissait la montagne avec la foi du désespoir. Le ciel se dégageait lentement. Adrian ne comptait plus que ses pas, luttant contre l’abandon à la fatigue. Il semblait ne plus y avoir de temps, comme dans les prophéties de Lord DUNSANY. Plus rien n’existait que sa volonté de survivre... quand il entendit distinctement une voix provenir d’un point situé au-delà de la plus proche colline de lave refroidie.
Le Député crut un instant entendre les litanies poétiques de l’avocat. Mais ce n’était pas sa voix, ni sa silhouette qu’il finit par voir du haut de la colline de lave solidifiée, atteint en rampant. C’était le jeune matelot Fix, assis sur la pierre fumante, mastiquant entre deux paroles un chapelet d’algues.
« ...Peut-être ne retournerons-nous jamais ? Peut-être suivrons-nous l’été tropical d’une île alcyonnienne à l’autre, et croiserons sans trêve sur les impérissables mers mythiques et fabuleuses? Nous mangerons la fleur du lotus et le fruit des pays qu’Odysséus ne vit pas même en songe. Nous boirons des vins pâles et féeriques mûris sur les flancs d’un vallon où la Lune ne quitte pas le zénith. Je vous donnerai un collier aux perles couleur de rose et un autre, de rubis jaune d’or, je vous ceindrai le front de coraux précieux semblables à des fleurs sanguines. Nous irons flâner dans les marchés de cités de jaspe dont nul n’a plus souvenance et dans les ports de cornaline, bien au-delà du Cathay. Je vous achèterai une tunique bleu paon damasquinée de cuivre et d’or et de vermeil, et une robe de brocart noir lamé d’orange, tissée par une sorcellerie fantastique sans le secours de mains humaines, dans d’obscures contrées de malédictions et de philtres...
- FIX ! Nous avons survécu! Ne mangez pas de ça! Pour l’Amour du Ciel !» cria le Député au jeune matelot.
Celui-ci ne sembla pas s’émouvoir de retrouver un compagnon d’infortune. Il se détourna lentement pour dévisager le Député qui marchait maladroitement à sa rencontre. « Pourquoi ne mangerai-je pas de cela ? Ne foulons-nous donc pas une Terre Sainte ? Avez-vous perdu tout respect pour les bienfaits du Grand Maître ? » Comme Fix parlait, le Député comprit qu’il n’avait plus toute sa raison ; le matelot avait le même regard bleu noir que Maître PANIS dans ses derniers jours. La même couleur que les algues radioactives. Il se leva lentement et continua à vilipender le Député. « Et n’ai-je pas le droit de faire ce qu’il me plaît de faire CHEZ MOI ? Ne suis-je pas chez moi ici, moi qui ai été le premier à fouler ces lieux ? Vous vous croyez le seul et unique à prétendre à la propriété du territoire ? Mais vous me voyez désolé, Monsieur BETELA, j’étais là avant vous, le Maître à présent, c’est MOI, et MOI SEUL ! Entendez-vous ? » Le Député avait vite arrêté sa progression. Il préféra rester en surplomb tandis que Fix grimpait à sa rencontre en devenant progressivement agressif, puis réellement violent. Il courut vers le politicien, et son regard trahissait les pires intentions à son égard. BETELA sentit tout son esprit en alerte. Au moment où Fix arrivait sur lui en hurlant, Adrian se projeta sur le côté. Fix, surpris, perdit l’équilibre et dévala en tourneboulant l’autre flanc de la colline, pour finalement tomber dans le flot incessant de lave qui lentement glissait vers l’océan. Adrian détourna les yeux, mais le bref cri qu’il entendit suffit à lui faire comprendre quel tourment final endurait le jeune homme. Au silence soudain qui suivit, BETELA regarda à nouveau derrière lui. Le reste du corps était emporté par le courant rougeoyant et fondait en grésillant. Après tout, c’est peut-être mieux ainsi. Il serait mort de toute façon, et dans des souffrances plus lentes. Je sais maintenant que je suis seul sur cette île. Je sais que cette terre m’appartient. Je dois poursuivre mon ascension...
A nouveau le temps perdit de sa substance. BETELA grimpait avec le calme et le flegme de la dernière extrémité. Un seul faux pas, et il suivrait Fix aux Enfers. Lorsque la fatigue menaçait de le distraire, il s’arrêtait et reprenait son souffle, le regard tourné vers l’horizon maintenant presque dégagé. Mais je ne dois pas dormir. Le volcan semble apaisé, mais il se pourrait qu’une nouvelle éruption survienne. Il atteignit un plateau qui bordait une magnifique cascade de lave. Curieusement, les algues redevenaient plus nombreuses. Ce sédiment avait dû s’arracher très vite à la croûte terrestre. C’était peut-être le signe qu’il atteignait le sommet. Il ne pouvait toujours pas embrasser du regard la totalité de l’île, mais se doutait qu’elle fut gigantesque. Il s’assit un instant et s’accorda un temps de méditation. Insidieusement, le sommeil grignotait son champs de conscience. Il commençait à ne plus faire la différence entre ce qu’il percevait et ce qu’il rêvait fugitivement quand il piquait du nez. Aussi, l’image de la colonne de fumée mit un certain temps à le faire réagir. Elle était située un peu en contrebas, après une déclivité douce du plateau, dans une sorte de vallée totalement recouverte d’algues. Il semblait qu’en son centre un amas plus important grésillait, et c’était cela qui provoquait cette insolite colonne fumante. Hagard, Adrian se décida à descendre précautionneusement. Il ne savait pas de quoi était fait le sol sous le tapis d’algues, et il se pouvait qu’il tombât dans un trou camouflé le jetant droit dans la lave. Il se mit finalement à quatre pattes, tant pour ne pas glisser que pour prévenir un tel risque. Lentement, à l’image d’un loup flairant une piste, il avançait vers le monticule grésillant. Cela semblait avoir une forme régulière. Arrivé à son pied, il put évaluer sa taille. Environ trois mètres de haut. Et sa forme : ovoïde. N’écoutant plus que sa curiosité, il tira sur les algues pour découvrir l’objet mystérieux. Cela glissait et s’accrochait parfois. Il tirait et suait. La soif était à ces instants intolérable. Lentement, il dégagea quelque chose, qui lançait des éclats, reflets du Soleil à nouveau visible. C’était fait de métal. Un terrible pressentiment naissait en lui. Un chapelet d’algues sembla plus difficile à déloger. Il tira d’avantage, et tout céda en un craquement sauvage. Il tomba à la renverse et cria de panique à l’idée de tomber tout en bas. Il ne tomba pas autrement que sur ses fesses. L’objet était maintenant presque totalement dégagé. C’était un œuf de métal poli par la chaleur, encore fumant. Tout semblait avoir été compressé pour donner naissance à cette forme parfaite. Droit devant lui, le Député put déchiffrer un mot. Il comprit immédiatement de quoi il s’agissait. C’était écrit, en lettres agrandies et distordues, SOLE. Les armes de la Confrérie de TYKO étaient aussi visibles, juste en dessous. Le bathyscaphe conçu par BLANDERDASH avait rempli sa fonction au-delà de toute espérance, résistant à une explosion nucléaire et une éruption volcanique d’une force inouïe. C’était à présent comme un pur joyau qu’aurait pu décrire l’écrivain KLARKASH-TON que citait encore Fix avant de mourir. Adrian BETELA était trop abasourdi pour réaliser pleinement ce qu’il fit par la suite. Comme un automate mû par une autre volonté, il s’approcha de l’œuf de métal et frappa trois coups contre la coque. Une brûlure sur sa paume l’éveilla de suite, et avant de sentir la cuisante douleur monter à son cerveau harassé, il entendit distinctement trois coups. Qui lui répondaient. C’était improbable, miraculeux et terrible. MANDLEBROT aurait-il survécu ? Une conviction fit progressivement son chemin dans l’esprit d’Adrian. Il comprenait à présent le sens réel des mots de Maître PANIS. L’Elu de la Mission de FondatioN, désigné pour redonner un corps au Grand MAître. Le retour du Grand Maître ; sa recapitation. Dans la gangue de métal qui n’avait pas pris la forme d’un œuf par hasard, l’Esprit que BETELA avait toujours considéré comme une parabole idéologique attendait l’heure de sa naissance. De sa Résurrection, selon les Légendes. TYKO est de retour, vivant et incarné. TYKO, Muse de la Loi et de l’Ordre, a inspiré la Confrérie depuis des Siècles dans ce but précis. S’incarner parmi les hommes, et régner. Car il était clair qu’Il était le véritable propriétaire des lieux. Cette île était Son fief. BETELA ne serait que Son instrument, Son porte-parole, Son Héraut. Un instant, le Député Adrian BETELA crut entendre la voix annonante de Maître PANIS. Il pensa à un cri, trop long pour être proféré par une gorge humaine. Mais il comprit bien vite qu’il s’agissait d’une sirène de navire. Faisant volte-face, il vit, plus proche que la ligne d’horizon qui se dégageait lentement, un croiseur lancer des signaux lumineux et sonores à l’intention d’éventuels résidents de l’île. BETELA hurla, sauta, fit des signes de bras insensés. Un petit canot à moteur avait été largué et s’approchait du rivage. BETELA tenta de ne pas le quitter des yeux en descendant vers la plage. Mais descendre était beaucoup plus périlleux que de monter. Dans son affolement et son excitation, sa peur aussi de ce qu’il venait de comprendre, il se prit les pieds dans un amas d’algues poisseuses et glissa violemment. Il fit une chute terrible et hurla ; pas maintenant, pas mourir, c’est trop bête, nooooooon! ; tourneboula comme l’avait fait fatalement Fix, et tomba à plat ventre sur un tapis spongieux qui moussa sous l’impact. Il était sauf. Son cœur battait à tout rompre. Il entendait son sang cogner sourdement contre ses tempes, avec en fond sonore l’incessante sirène du croiseur. Il se releva en titubant, et réalisa en jetant un œil en hauteur l’impressionnant parcours qu’il avait fait verticalement. Il aurait eu mille occasions de se tuer, se rompre les os sur une arête sombre ou plonger dans la lave. Et les paroles de Maître PANIS lui revenait en mémoire. « Le Grand Maître saura protéger ceux qui seront touchés par ses convictions. Le Grand Maître mettra fin au règne du chaos et de la souffrance et rassemblera son troupeau vers une croisade contre la Mort. Car seul le Grand Maître aura le pouvoir de donner ou d’ôter la Vie. » BETELA ne douta plus du premier degré des prophéties de l’avocat. Un règne commençait, et lui y aurait sa fonction. Et cela dépasserait tout ce que l’Humanité avait pu comprendre jusqu’à présent. Adrian repéra la crique où s’était arrêté le canot à moteur. Il y descendit lentement, plus par faiblesse et relâchement des nerfs que par prudence. Mais quand il vit qui l’attendait, son cœur bondit de joie hors de sa poitrine et loua à nouveau TYKO. Car Jahéva, en compagnie de trois marins arborant l’uniforme de la marine chilienne, tenait dans ses mains un drapeau roulé sur un mat qu’elle tendit cérémonieusement à son mari. « A vous l’honneur, Monsieur le Député. » Il déroula le fanion aux armes de la Ligne Aticale, la Croix dans le Cercle, et le planta avec toutes les dernières forces qui lui restait. Puis il fit comprendre aux trois marins qu’il désirait que l’œuf de métal situé sur le plateau en hauteur soit rapatrié avec eux en Afrique du Sud. Enfin, il s’effondra et se laissa dériver, l’esprit vide et rasséréné. |
PAUL TRITTI Son EPISODIE 2. Visitations 3. Invocations Deuxième partie : Le Volcan dans l'Océan 4. Fondations 6. Manipulations |
Journal personnel de Paul TRITTI. Grand mouvement d’agitation à la rédaction, ai cru qu’il y avait la guerre. Séismes annoncés. Côtes pacifiques amérikkkaines dévastées, ainsi que bon secteur Pacifique Sud. Correspondant Bert ZYLBER comme par enchantement aux premières loges, tu parles d’un chouchou... Durant ces 48 heures, île sortie des profondeurs des eaux, et Jahéva BETELA retrouvée saine et sauve dans canot sauvetage à la dérive. Présence confirmée de vétéran MANDLEBROT et de Maître PANIS à bord de «La croix de TYKO». Opérations de sauvetage du Député et du vétéran. Vif intérêt, feuilleton haletant. Rôle de MANDLEBROT dans affaires des BETELAS reste une énigme.
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Adrian BETELA Son EPISODIE Deuxième partie : Le Volcan dans l'Océan 4. FondationsEpisode 126. Manipulations |
Prochain épisode : Episode 16 : 5.Initiations / IRIS - Jaroslav GROMOVSKY La suite directe de la narration Episode 25 : 6.Manipulations / Adrian BETELA
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