A cet instant, Reinhardt se
ressource comme à son habitude à la fenêtre grande ouverte, le corps
légèrement penché au-delà de la balustrade couverte de lierre-ronce
pourpre. Il guette « La Voix », qui, lorsqu’il est suffisamment à
l’écoute, lui dicte d’improbables sonnets. L’ombre d’un nuage se forme
dans l’azur indigo, d’habitude si statique et bouclé d’Ouroboros
nostalgiques, tel un présage, doigt pointé sur les droits du temps.
« doigt sur les droits
du temps
pointé
. » |
« La Voix » sonne, limpide dans
l’esprit de Reinhardt GESCHENKE. Il a considérablement amélioré la
quantité de ses écrits depuis qu’il eut mieux compris les processus de
l’inspiration. L’essentiel à présent est de se rappeler, se souvenir
des mots précis entendus en songe, ou en état de transe provoquée
comme en cet instant à la balustrade. Très vite, les conditions de
détente et d’ouverture d’esprit amène « La Voix » à se manifester. La
voix de sa Muse, La Dame aux Mille Enchantements. Au vu de l’état
psychique de Reinhardt, ces moments précisément particuliers lui
laissent toujours après coup l’impression d’avoir fait corps avec un
pur esprit. Comme il l’a décrit, « cela écaillait de la grâce qu’une
vieille cicatrice procure. »
En ondulant d’avantage de ses voiles-cerceaux, la Muse laisse en
l’esprit de GESCHENKE l’impression d’une succube, d’une araignée
ployant ses pattes - le fer pourtant forgé de la balustrade - en des
béquilles, des vérins, des suspensions...
Vite, Reinhardt réalise qu’il hallucine une fois de plus ; depuis peu,
le phénomène ne se contente plus uniquement de « La Voix », mais
montre une singulière tendance à décaler peu à peu la réalité de
Reinhardt GESCHENKE, en légères strates.
« stratus
pourtant léger
mais fait de tempêtes
insensées
- Il le veut ainsi. » |
Comme si le Monde au-delà de la
fenêtre à balustrade n’était que l’illustration de « La Voix », l’azur
devient un écran sombre, et dans la psyché de Reinhardt, cela devient
une évidence : un nuage en formation vient en Visitation dans
l’inspiration de GESCHENKE.
« Voilà
qu’il se réveille
le dormeur si flou
qu’il ne sait plus qu’il est
que naît-il? » |
Reinhardt croit un instant voir le
nuage grossir démesurément, et il sent son esprit se jeter dans la
contemplation des gaz volatiles. Les vapeurs engourdissent sa
perception.
« nuée dans le nez
éternité
éternuée » |
Il ressent tout d’abord les fracas
de tempêtes dissimulés en ondées
« en ondées
en ondines
aubépine... » |
comme des digressions stériles de
mocabulaires primitifs. Il a comme un sursaut et refuse de s’y laisser
prendre, forçant « La Voix » à reprendre un fil à présent déroulé. Il
l’écoutera et se souviendra de tout, comme toujours, et ne lui
accordera pas la paix du silence tant qu’il n’aura pas suffisamment
d’éléments pour finir le Chant XVI d’Hypnostasie qu’il travaille
depuis plusieurs mois. Docile, « La Voix » a repris sur l’âge avancé
des bourrasques qui accompagnent la nimbe.
« anciens
en soi-même
ou par ce qui le porte
le Temps m’a poussé
cette nue anodine
ou bien voilà
le Temps lui-même revenu
réveillé
incarné
? » |
Reinhardt ressent un frisson glacial
réprimé dans « La Voix ». Il ne parvient pas à déterminer si cette
hallucination est une épreuve dans l’ordre des choses, ou bien une
réelle brèche dans les processus de « l’Agorapsyché ». Son propre
esprit s’irise tout autour du grain du nuage à présent énorme. Il y a
aussitôt un éclair, bref, extrêmement lumineux. C’était là un signe
fort révélateur.
« Tu penses
astre éphémère
mais ta vie est ailleurs... » |
Reinhardt comprend qu’il est
confronté à une autre source pensante que La Muse. Des images de
courses cosmiques des galaxies, dans le Vent Spectral de l’Univers,
viennent s’intercaler à la perception du nuage. Et « La Voix » un
instant a un moment de silence, évocateur d’un indicible effroi. Puis
Reinhardt sent son esprit sondé. C’est comme d’avoir l’Œil Unique du
Seul Juge rivé sur son âme. Toutefois, il ne s’agit pas du Léviathan
endormi rêvant le Monde au-delà de nos dimensions. C’est pensant,
éveillé, et dirigé sur le représentant humain qu’est Reinhardt
GESCHENKE. « La Voix » et la présence qui l’accompagne devient de plus
en plus ténue, amoindrie, ralentie.
« Un piège!
on me piège
et j’attends...
Quel dormeur
ainsi s’est éveillé?
Parle, étranger! » |
« La Voix » s’adresse à la
conscience qui anime le nuage. Mais nulle force ne répond à ses
injonctions. Le phénomène se contente de persévérer mécaniquement dans
sa lecture vampirique de l’âme de La Muse, et de l’âme de Reinhardt
par rebond. Pour lui, le danger est grand, et il reste figé dans un
état de panique hallucinatoire. Au-delà de la frayeur d’être sondé,
Reinhardt sent La Muse lui inspirer une chance de salut au-delà du
bleu de la nuit de son esprit. Un voile tombe entre Reinhardt et le
nuage, comme un claquement de rideau, qui estompe « La Voix ».
« Une boucle!
un piège!
On me boucle
on me piège
on absorbe mon essence
et j’attends...
Valeureux adversaire
Quel dormeur
si ce n’est le Seigneur
ainsi s’est éveillé?
Il ne faut plus que je te
parle, étranger!
Intrus! » |
Ces mots ne ressemblent pas au
cheptel de concepts de « La Voix ». Et quelque chose semble avoir
exclu le poète de la vision. Reinhardt retrouve intacte la perception
de la balustrade, du haut et du bas, mais a l’impression d’avoir gardé
en lui un mocabulicule résiduel qui parasite sa perception
inspiratrice. Reinhardt frissonne de dégoût en s’imaginant aux prises
avec une autre voix, une autre Muse dont il ne sait rien, si ce ne
sont ses intentions hostiles envers La Dame. Des passages de ses
Chants d’Hypnostasie font état de tels « Génies Matriciels », surtout
d’un - sombre élément innommable toujours écarté des voies de
l’Harmonie. Mais le claquement de rideau se répète inlassablement,
rythmant de façon répétitive, en coups de fouet, « La Voix » qui
s’estompe peu à peu.
« Ce ne peut être lui!
une boucle ! un piège!
Mais ce sont ses méthodes;
on me boucle
on me piège
Ô ma stase chérie
on absorbe mon essence
et j’attends...
Tu n’auras pas mon âme, valeureux adversaire
Quel dormeur
a fait de toi son âne
si ce n’est le Seigneur
ainsi s’est éveillé?
Si le Salut est un grand songe silencieux
il ne faut plus que je te
parle, étranger!
Se peut-il que ce soit toi,
l’Intrus!
TYKO ? » |
A ce dernier mot, le claquement
marque un léger temps de retard. La chose en forme de nuage sonde
toujours La Dame, et Reinhardt sent sa propre énergie vitale
s’évanouir lentement mais régulièrement.
« L’incertitude aveugle;
Ce ne peut être lui!
une boucle!
un piège!
Nous le savons sans tête
mais ce sont ses méthodes;
on me boucle
on me piège
Puissè-je t’avoir sauvée
Ô ma stase chérie
on absorbe mon essence
et j’attends...
Voyez, on me dévore
Tu n’auras pas mon âme
valeureux adversaire
Mais nul salut pour qui?
Quel dormeur
a fait de toi son âne
si ce n’est le Seigneur
ou bien l’usurpateur
ainsi s’est éveillé?
Si le Salut est un grand songe silencieux
il ne faut plus que je te
parle, étranger!
Mon œil aveugle est le tien
Se peut-il que ce soit toi,
l’Intrus!
TYKO ?
SALUDA! » |
Nulle force ne répond aux
injonctions de « La Voix » qui meurt alors tout à fait. Un souffle
doré précède le silence. Reinhardt peut voir disparaître les dernières
traces du nuage en une forme de béquille, de vérin, de suspension... |